Depuis plusieurs mois, la colère gronde sous les capots contre les
plateformes numériques de mise en relation entre passagers et
chauffeurs, Uber bien sûr, en tant que leader incontesté du secteur,
mais aussi Snapcar, Le Cab, Chauffeurs privés ou MarcelCaB. La plupart
des chauffeurs alternent entre ces marques mais restent fidèles au géant
et ses 1,5 million d’utilisateurs en France. Face aux grèves et actions
à répétition de ses travailleurs « VTC », pour
voiture de transport avec chauffeur, la direction d’Uber a été contrainte d’ouvrir, ce 22 février, des négociations avec leurs représentants syndicaux
[1].
Au programme : étudier un dispositif de soutien aux chauffeurs en
difficulté. Pour certains, l’« innovation » Uber commence à virer au
cauchemar.
1100 euros net, sans droit au chômage et sans congés payés
Tous les matins, Ali se branche sur l’appli UberX pour commencer une
journée de travail… à perte. Cet ancien serveur en restauration a beau
travailler de 5h à 21h, il ne s’en sort plus depuis la baisse des tarifs
pratiqués par Uber. Mais Ali n’a pas le choix. Il doit amortir sa Ford
Mondéo qu’il a achetée à crédit plus de 30 000 euros pour se conformer
aux modèles imposés par les plateformes. En guise de protestation, il ne
prend même plus la peine de porter le costume ni de proposer les
bouteilles d’eau ou bonbons à ses passagers. Ce qui a fait le standing
et le succès d’Uber auprès des clients – accessibilité, disponibilité,
tarification – fait désormais le malheur de ces conducteurs. « Uber X : c’est toujours mieux qu’un taxi », proclame le slogan. Tout dépend de quel côté on est assis.
(...)
« Avec moins de 600 euros par mois, j’arrêterais bien mais je suis bloquée »
« Ces cochers du 21ème siècle » ne sont pas salariés d’Uber mais des
« partenaires ». Ils travaillent le plus souvent sous le régime
d’auto-entrepreneurs. Ils ne cotisent donc pas aux caisses de protection
sociale. Pourtant, Uber reste perçu comme le premier « employeur » de
jeunes issus des banlieues, offrant une opportunité d’insertion à une
population exclue du marché du travail, sans CV ni diplôme. Un
sondage
commandé par la firme affiche que 55% de ses recrues étaient au
chômage. Sauf que la plupart d’entre eux gagne finalement à peine le
Smic en travaillant en moyenne 70 heures par semaine. On est donc loin
des 2000 euros net mensuels pour 45 heures de travail hebdomadaire
avancés par une
étude financée par la direction d’Uber.
Pour Grégoire Kopp, porte-parole de l’antenne française d’Uber et
ancien conseiller au ministère des Transport, les mauvaises conditions
de travail de ses chauffeurs seraient dues à leurs
« mauvais choix en termes de business plan » (Voir
ici). Une position que n’est pas loin de tenir Robert
[2].
« Faut
pas exagérer c’est pas l’usine non plus, t’es assis dans une belle
voiture, tu discutes avec les clients. Si les conditions sont si
mauvaises, pourquoi ne pas arrêter ? » relativise-t-il.
« Ils ont tout calculé pour mettre la pression »
Ce trentenaire d’une banlieue nord-parisienne a concrétisé le « rêve
de nombreux chauffeurs ». Après avoir roulé pendant quelques mois avec
une VTC qu’il louait en binôme avec un autre chauffeur, Robert a monté
sa boîte. Il emploie désormais treize chauffeurs. Il montre fièrement le
chiffre d’un de ses employés qu’il suit en direct sur son smartphone :
1673 euros net la semaine. Le montant détonne avec celui des autres.
L’homme a roulé 64 heures en sept jours. « Ceux qui s’en sortent passent 17 heures au volant puis dorment dans leur voiture, j’en ai vus à l’aéroport », rétorque une manifestante. « Uber nous a vendu du rêve. Mais ensuite, on ne peut plus faire machine arrière », critique-t-elle. « Personnellement, si je n’avais pas de crédit, j’arrêterais. Mais je suis bloquée. Je vis avec moins de 600 euros par mois. »
Beaucoup ont cru à cette « uberéussite », promue par les publicités.
Devenir son propre patron en quelques clics, un entrepreneur autonome,
travailler à son rythme. Hanan, une des rares femmes présentes place de
la Bastille ce jour de manifestation, travaille pour deux applications,
LeCAB et UberX. En 2015, elle traverse une « petite période creuse »
après la fermeture de son restaurant. Elle se lance dans le business
VTC. « J’aimais la conduite, je me disais que je serais libre, que
j’allais gérer ma journée. Je croyais que j’allais m’en sortir. Mais au
fur et à mesure, on s’est rendu compte que ce n’est pas nous qui
décidions. Ils ont tout calculé pour mettre la pression : nous sommes
dans le stress tout le temps. »
Rouler 80 km à vide pour prendre des clients
En théorie, les travailleurs sont indépendants. En réalité le
chauffeur n’a aucune marge de manœuvre sur ses commandes. Lorsque son
« appli » bipe, il ne connaît ni le montant ni la destination avant
d’accepter la course. Ce qui peut réserver quelques surprises. « Parfois, je me déplace dans les banlieues lointaines, à 7 km, pour découvrir que la course est de 3,5 km »,
témoigne Youssef. En plus, le temps d’attente ou le déplacement entre
les courses n’est pas calculé, donc non rémunéré. Or de nombreux client
réservent seulement pour quelques mètres. « S’il y a des bouchons, tu restes coincé vingt minutes pour 5 euros », poursuit le trentenaire.
Repérer les bons spots, « chasser » le voyageur potentiel, tourner
dans l’espoir que son smartphone signale une course constitue le
quotidien des chauffeurs. Légalement, ils doivent se diriger vers le
siège de leur entreprise entre deux courses. Ils n’ont pas le droit de
faire des maraudes, à la différence des taxis. « On prend tout le
monde. À chaque heure, une catégorie différente. Le matin, ceux qui vont
à la gare ou l’aéroport, ceux qui déposent leur enfant à l’école. Le
midi, ceux qui vont de leur bureau au restaurant pour déjeuner », observe Mohamed, 46 ans, qui arrive des Mureaux (78) sur Paris tous les jours sans trouver de passager. 80 km à vide.
Une course au chiffre
Le chauffeur n’a pas le choix du chaland. Si par hasard il en refuse
certains, gare à lui : au bout de trois annulations de courses, le
compte Uber peut être désactivé. « Là on va direct au chômage, sauf qu’on n’y a pas droit »,
se désespère Youssef. Très vite, la flexibilité des horaires tant
recherchée se traduit finalement par une incertitude permanente pour
combler ses dettes. Youssef en sait quelque chose : « Il y a des
jours, tu te lèves le matin sans savoir combien tu vas faire. Parfois tu
rentres chez toi, avec la crainte de ne pas avoir fait assez, alors tu
ressors le soir. Je continue sinon qui va payer mon loyer ? »
C’est une course au chiffre. Une course contre la fatigue et le
sommeil. Certains s’empêchent même de boire pour ne pas avoir une envie
d’uriner, synonyme de pause. Quitte à mettre en danger leur santé ou la
sécurité des passagers. C’est ce qui a failli arriver à Youssef
lorsqu’il s’est endormi au volant en fin de nuit. Heureusement, il ne
transportait personne. Les accidents seraient si fréquents sur les VTC
que les assureurs rechigneraient désormais à couvrir certains véhicules.
« Une autre fois, j’ai travaillé de 20h à 6h du matin. Mon dernier
trajet jusqu’à l’aéroport m’a paru durer une vie tellement je
m’endormais et je ne voulais pas le montrer au client », se souvient Youssef.
Désactivé dix jours pour une « erreur » de la cliente
Ce type d’excès de zèle est dicté par le souci du confort des
passagers. Après chaque trajet, ces derniers peuvent noter le
comportement de ceux et celles qui sont au volant. « Notés comme des élèves »,
se désole Hanan. Si la moyenne baisse trop, ils se voient rappelés à
l’ordre ou, pire, déconnectés. Difficile de répondre lorsqu’un usager
hausse le ton, se permet l’impératif ou le tutoiement. Au moindre
faux-pas, on risque la désactivation. Pris en étau entre l’utilisateur
et la plateforme, l’uber pilote n’est pas le maître à bord. Au grand dam
d’Ali : « S’il y a une embrouille avec un passager, Uber croira
toujours le client. Le client a toujours raison, il est comme notre
maquereau. » Ce système de notation, censé améliorer la qualité de
service, s’apparente finalement aux sanctions disciplinaires d’un
employeur.