14 déc. 2017

Guerre au salaire: photo finish

Bastamag fait l'inventaire des mesures anti-salariales de cette dernière décennie en Europe. Inventaire incomplet mais déjà vertigineux.

Extrait de l'article (en ligne ici, très intéressant, pour aller plus loin, voir ce site - en anglais, dispo aussi en français)

L’Allemagne, la Grèce, l’Italie, la Roumanie, ou encore l’Espagne... Et maintenant la France. Ces dix dernières années, la plupart des pays de l’Union européenne ont subi de profondes réformes du droit du travail. Officiellement, au nom de la lutte contre le chômage. Mais les études réalisées depuis, y compris par les institutions les plus libérales, sont unanimes : leur impact sur l’emploi a été minime. En revanche, ces politiques se sont traduites par une explosion de la précarité et une baisse des rémunérations pour les salariés. Basta !, en collaboration avec les journalistes d’Investigate Europe, vous propose une enquête grand format sur le hold-up des « réformes structurelles ».

En Allemagne:

Pourtant, le mythe du miracle allemand de l’emploi est trompeur. Certes, le nombre de personnes actives a augmenté de plus de 10 % entre 2003 et fin 2016, passant de 39 à 43 millions. Mais ce résultat n’a été atteint que par le remplacement d’emplois à temps plein par des temps partiels et des mini jobs. En réalité, le nombre d’heures travaillées n’a pas du tout augmenté jusqu’en 2010 ; le travail a seulement été réparti entre davantage de personnes. En outre, depuis 2011, le nombre d’heures travaillées a augmenté beaucoup plus lentement que l’emploi, et reste en deçà du niveau du début des années 90.
Résultat : en 2016, 4,8 millions de personnes en Allemagne vivaient exclusivement de « mini jobs ». Et 1,5 million de personnes supplémentaires occupent des emplois à temps partiel imposé. Sans oublier environ un million d’employés temporaires ou intérimaires, et plus de deux millions de personnes auto-employées, dont la plupart n’a pas assez de travail.
En Pologne:

Mais c’est peut-être en Pologne que la sécurité de l’emploi a été la plus durement frappée. Pour rendre le pays encore plus attractif vis-à-vis des investisseurs internationaux après son entrée dans l’UE, le gouvernement de Varsovie a apporté en 2004 sa propre innovation dans le secteur des contrats précaires : tous les salariés seraient désormais employés à durée déterminée, et pourraient être renvoyés à tout moment sans avoir à fournir de justification particulière.
En parallèle, le gouvernement polonais a favorisé une expansion massive des contrats limités à des projets particuliers, en dehors du droit du travail. Les personnes concernées se voient refuser toute assurance maladie et toute protection sociale. Elles ne bénéficient pas non plus du salaire minimum. Des multinationales aux PME, de nombreux employeurs se sont rués sur l’aubaine. De sorte qu’aujourd’hui, plus d’un tiers des actifs polonais travaille sans sécurité ou pour des salaires de misère, davantage que dans tout autre pays de l’Union européenne. La législation polonaise sur le travail constitue un « retour au 19ème siècle », s’indigne Adam Rogalezski, secrétaire pour l’Europe de la confédération syndicale polonaise OPZZ.

La Grèce:

C’est ainsi qu’en octobre 2011, par exemple, Pierre Deleplanque, patron du producteur de ciment Heracles, lui-même filiale du leader mondial des matériaux de construction Lafarge, a pu transmettre directement ses exigences au chef de la délégation du FMI à Athènes, après un rendez-vous privé avec les fonctionnaires de la troïka. Le journal grec Efimerida ton Sinakton, partenaire d’Investigate Europe, a révélé la teneur de ce document confientiel. Le cadre de Lafarge y demande, outre « la suspension des accords salariaux de branche », l’abolition des accords salariaux en vigueur dans les grandes entreprises « afin de favoriser les accords individuels » et supprimer ainsi toute protection collective pour les employés (sur ce sujet, lire notre article ici).
Tous ces vœux ont été exaucés. Les contrats associés aux prêts d’urgence à la Grèce, intitulés « protocoles d’accord », stipulaient que désormais les salariés pourraient être licenciés en ne recevant qu’une compensation minimale. Les accords salariaux nationaux ou de branche qui avaient été la norme jusqu’alors furent abolis. Aujourd’hui, les négociations ont presque systématiquement lieu à l’échelle de chaque entreprise, le plus souvent directement avec les salariés, sans passer par les syndicats.
De nouvelles lois « ont donné aux employeurs le pouvoir de prendre des décisions unilatérales », comme « la conversion de contrats traditionnels à temps plein en contrats précaires », ont conclu des chercheurs de l’Université de Manchester dans une étude ultérieure, financée – ironiquement – par la Commission européenne. Selon cette étude, d’innombrables contrats permanents ont été transformés depuis 2011 en contrats à temps partiel et à durée déterminée, et dans quatre cas sur cinq sans l’accord des personnes affectées. Le projet visait à rendre l’emploi moins sécurisé, et les salaires ont chuté de 23 % en moyenne.
La Roumanie:

40 % des employés roumains au salaire minimum : 318 euros par mois

Résultat : un droit du travail permettant aux entreprises de passer leurs employés à temps plein sous des contrats à temps partiel, de proposer des nouveaux contrats à durée déterminée, et de recourir sans aucune restriction aux intérimaires. Dans le même temps, à l’initiative de la Commission européenne, le gouvernement roumain a supprimé tout dialogue social à l’échelle nationale, laissant la négociation des nouveaux contrats à la discrétion des employeurs.
Le système de négociation collective qui prévalait jusqu’alors, s’appliquant à 90% des salariés, « a été pratiquement anéanti », déplore Petru Dandea, secrétaire de la confédération syndicale Cartel Alfa. Les représentants élus du personnel ont également perdu toute protection contre le licenciement, tout comme les employés qui osaient faire grève. En conséquence de ces réformes draconiennes, les salaires ont subi une telle dégringolade que désormais 40% des salariés roumains ne touchent que le minimum légal (318 euros mensuels). « Nous sommes payés comme si nous étions un pays de travailleurs non qualifiés », résume le syndicaliste roumain.
La Commission européenne en a pris bonne note. Lorsqu’un gouvernement ultérieur à Bucarest a annoncé en 2012 qu’il souhaitait encourager à nouveau les accords salariaux nationaux contraignants, les émissaires du commissaire Olli Rehn, avec ceux du FMI, ont mis leur veto. « Nous pressons fortement les autorités de s’assurer que les accords collectifs nationaux ne contiennent pas d’éléments relatifs aux salaires et ne remettent en cause les progrès obtenus avec le nouveau code du travail adopté en mai 2011 », ont-ils écrits au gouvernement. En plein accord avec la Chambre du Commerce des États-Unis, qui a elle aussi signé une lettre de protestation. Le gouvernement a dû faire machine arrière.
 En Belgique et en France, la casse du droit social et la guerre au salaire sont en cours (baisse des retraites, transformation des cotisations sociales en impôt, diminution des droits salariaux au chômage, flexibilisation du droit du travail, généralisation de la négociation au niveau de l'entreprise, etc.).

Tout cela sans absolument aucun résultat sur l'emploi, donc.

Ces quelques traits de l'Europe des actionnaires et des grands patrons donnent une idée des causes de l'impopularité de cette entité politique auprès de ses populations. Et si on essayait l'Europe salariale, l'Europe du droit social, l'Europe de la socialisation des outils de production, l'Europe des coopératives, l'Europe des idéaux politiques, de l'ambition sociale et économique?