Présentation
Elles ont fui leurs familles pour la capitale, perçue comme un marchepieds vers le rêve occidental. A la place du rêve, elles y découvrent la survie, la prostitution, la violence. L’anthropologue et cinéaste Éliane de Latour est allée à la rencontre de ces « gos » de nuits. Elle décrit des « filles-femmes » marquées par les épreuves, mais qui se battent malgré tout pour écrire « une histoire à la première personne », comme tant d’autres damnées du capitalisme mondialisé, qui grandissent dans les rues des métropoles des pays pauvres. Son exposition, qui commence le 13 novembre à la Maison des métallos à Paris, leur rend hommage. Entretien.
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Après le coup d’État manqué puis l’arrivée de la France avec la Force Licorne, le pays a été coupé en deux, le Nord étant sous la coupe des rebelles. Des jeunes filles du Nord, plutôt musulmanes, sont descendues à la capitale pour échapper à la guerre et aux violences familiales. Elles allaient dans les maquis, ces gargotes à ciel ouvert, pour être serveuses. A cause du couvre-feu, les maquis ont fermé et se sont transformés en hôtels de passe, et les jeunes filles – les « fraîchenies » – ont commencé à se vendre. Les tenanciers y trouvent leur compte : la fille, qui fait des passes à un euro ou un euro et demi, leur rapporte un quart d’euro payé par le client pour la chambre, et ne leur coûte qu’une capote et un mètre de papier hygiénique. Ces chambres ne comportent qu’un matelas de mousse sale et déchiré, dont on ne change jamais les draps.
C’est rentable. A partir de ces fraîchenies se sont crées de nouveaux ghettos qui ont remplacé les grands ghettos d’avant 2002. Ce n’est pas vraiment un territoire, davantage un rassemblement de jeunes gens qui trafiquent et où s’établit un certain type de liens sociaux. Au cours de quatre missions de six semaines que j’ai menées, entre janvier 2009 et novembre 2010, j’ai travaillé principalement dans deux ghettos du nord d’Abidjan, Bel-Air et Bracody. Là-bas, il peut y avoir cinquante filles par jour.
Image extraite du reportage
Les comportements de ces jeunes gens, filles et garçons, sont guidés par une recherche de liberté, par la volonté d’écrire une histoire à la première personne. Ils dénigrent totalement l’Afrique et magnifient l’Occident. Pour eux, le ghetto est un marchepied vers l’Occident : l’Occident qui est l’horizon, le rêve et en même temps le danger, la mort : ils le savent parfaitement. Ces jeunes partagent l’idée que, dans cette marge, ils sont davantage dans la modernité qu’en étant avec leur famille. Le ghetto est un lieu ambivalent, à la fois ouvert et fermé. Il y a une langue, des attitudes, des vêtements reconnaissables instantanément et, en même temps, il y a une partie cryptée.
Ces jeunes filles ne sont ni des prostituées classiques, ni des victimes d’une traite d’êtres humains. Qui sont-elles ?
Ce sont des laissées pour compte. Comme le sont les « petites bonnes » placées dans des familles, ou comme les petites filles qui vendent pendant des heures des oranges ou des kleenex, dans la rue. Les fraîchenies, en rupture avec la famille et avec la loi, vont aussi vers la délinquance, elles volent et arnaquent. Elles commencent la prostitution souvent dès qu’elles ont leurs règles, vers 10-12 ans. Après l’âge de 25 ans, on ne les voit plus. Dans le monde entier, la tranche d’âge 10-25 ans est récurrente quand il s’agit des filles laissées pour compte. Ces gamines sont filles et femmes en même temps. Vivre dans la rue provoque une maturité rapide, à cause de la confrontation aux difficultés, aux atrocités, en même temps que des stagnations infantiles : elles ont manqué des vrais apprentissages sociaux. Cela donne des êtres difficiles à réinsérer.
