26 mars 2017

Le cocher, soutier chez Uber

Ludo Simbille mène une enquête poignante sur les conditions de travail des employés de la compagnie Uber sur le site de l'Observatoire des Multinationales (ici). En fait, ce ne sont pas dans employés. Les propriétaires lucratifs ont réussi à se défaire de leurs devoirs d'employeur pour transformer les producteurs en tâcherons.

Sous le verni d'une pseudo-modernité classe, c'est bien le 18e siècle qui resurgit, avec ses journaliers et ses journées de 17 heures.

Nous demandons que l'emploi soit dépassé. En enlevant la qualification du poste, des mains du propriétaire lucratif pour l'octroyer au producteur et en enlevant l'intégralité de la gestion et du profit de toute production économique de ses mains. Uber n'est pas une avancée mais un gigantesque retour en arrière où jamais le producteur n'obtient la reconnaissance et le salaire attachés à sa personne mais où, sans cesse, il doit produire les pièces dont il tirera sa pitance.


Ils travaillent plus de 60 heures par semaine et gagnent moins que le Smic. Ce sont les chauffeurs VTC. Ils seraient autour de 20 000 en France. L’arrivée de la plateforme numérique Uber a suscité espoirs et vocations pour de nombreux exclus du marché du travail. Et la marque a tout fait pour attirer de nouveaux « partenaires », en particulier en Seine-Saint-Denis où le chômage dépasse les 18%. Derrière les promesses d’autonomie et d’activités rémunératrices, beaucoup découvrent la précarité, le salariat déguisé sans protection sociale, l’endettement et, au final, une nouvelle forme de soumission. Aujourd’hui en lutte, certains chauffeurs s’apprêtent à attaquer Uber en justice pour travail dissimulé. Reportage auprès de ces « uberusés » en colère.

Ils portent des costumes-cravates classieux, conduisent des berlines noires étincelantes aux vitres teintées et font pourtant des courses pour moins de 5 euros. « T’imagines ! On est moins cher que la RATP », lâche Ali, la quarantaine fatiguée en montrant une Peugeot 508 éclatante. Si quatre passagers font une course de 7 euros, ça leur revient à 1,75 euros par personne. »

Depuis plusieurs mois, la colère gronde sous les capots contre les plateformes numériques de mise en relation entre passagers et chauffeurs, Uber bien sûr, en tant que leader incontesté du secteur, mais aussi Snapcar, Le Cab, Chauffeurs privés ou MarcelCaB. La plupart des chauffeurs alternent entre ces marques mais restent fidèles au géant et ses 1,5 million d’utilisateurs en France. Face aux grèves et actions à répétition de ses travailleurs « VTC », pour voiture de transport avec chauffeur, la direction d’Uber a été contrainte d’ouvrir, ce 22 février, des négociations avec leurs représentants syndicaux [1]. Au programme : étudier un dispositif de soutien aux chauffeurs en difficulté. Pour certains, l’« innovation » Uber commence à virer au cauchemar.

1100 euros net, sans droit au chômage et sans congés payés

Tous les matins, Ali se branche sur l’appli UberX pour commencer une journée de travail… à perte. Cet ancien serveur en restauration a beau travailler de 5h à 21h, il ne s’en sort plus depuis la baisse des tarifs pratiqués par Uber. Mais Ali n’a pas le choix. Il doit amortir sa Ford Mondéo qu’il a achetée à crédit plus de 30 000 euros pour se conformer aux modèles imposés par les plateformes. En guise de protestation, il ne prend même plus la peine de porter le costume ni de proposer les bouteilles d’eau ou bonbons à ses passagers. Ce qui a fait le standing et le succès d’Uber auprès des clients – accessibilité, disponibilité, tarification – fait désormais le malheur de ces conducteurs. « Uber X : c’est toujours mieux qu’un taxi », proclame le slogan. Tout dépend de quel côté on est assis.

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« Avec moins de 600 euros par mois, j’arrêterais bien mais je suis bloquée »

« Ces cochers du 21ème siècle » ne sont pas salariés d’Uber mais des « partenaires ». Ils travaillent le plus souvent sous le régime d’auto-entrepreneurs. Ils ne cotisent donc pas aux caisses de protection sociale. Pourtant, Uber reste perçu comme le premier « employeur » de jeunes issus des banlieues, offrant une opportunité d’insertion à une population exclue du marché du travail, sans CV ni diplôme. Un sondage commandé par la firme affiche que 55% de ses recrues étaient au chômage. Sauf que la plupart d’entre eux gagne finalement à peine le Smic en travaillant en moyenne 70 heures par semaine. On est donc loin des 2000 euros net mensuels pour 45 heures de travail hebdomadaire avancés par une étude financée par la direction d’Uber.
Pour Grégoire Kopp, porte-parole de l’antenne française d’Uber et ancien conseiller au ministère des Transport, les mauvaises conditions de travail de ses chauffeurs seraient dues à leurs « mauvais choix en termes de business plan » (Voir ici). Une position que n’est pas loin de tenir Robert [2]. « Faut pas exagérer c’est pas l’usine non plus, t’es assis dans une belle voiture, tu discutes avec les clients. Si les conditions sont si mauvaises, pourquoi ne pas arrêter ? » relativise-t-il.

« Ils ont tout calculé pour mettre la pression »

Ce trentenaire d’une banlieue nord-parisienne a concrétisé le « rêve de nombreux chauffeurs ». Après avoir roulé pendant quelques mois avec une VTC qu’il louait en binôme avec un autre chauffeur, Robert a monté sa boîte. Il emploie désormais treize chauffeurs. Il montre fièrement le chiffre d’un de ses employés qu’il suit en direct sur son smartphone : 1673 euros net la semaine. Le montant détonne avec celui des autres. L’homme a roulé 64 heures en sept jours. « Ceux qui s’en sortent passent 17 heures au volant puis dorment dans leur voiture, j’en ai vus à l’aéroport », rétorque une manifestante. « Uber nous a vendu du rêve. Mais ensuite, on ne peut plus faire machine arrière », critique-t-elle. « Personnellement, si je n’avais pas de crédit, j’arrêterais. Mais je suis bloquée. Je vis avec moins de 600 euros par mois. »
Beaucoup ont cru à cette « uberéussite », promue par les publicités. Devenir son propre patron en quelques clics, un entrepreneur autonome, travailler à son rythme. Hanan, une des rares femmes présentes place de la Bastille ce jour de manifestation, travaille pour deux applications, LeCAB et UberX. En 2015, elle traverse une « petite période creuse » après la fermeture de son restaurant. Elle se lance dans le business VTC. « J’aimais la conduite, je me disais que je serais libre, que j’allais gérer ma journée. Je croyais que j’allais m’en sortir. Mais au fur et à mesure, on s’est rendu compte que ce n’est pas nous qui décidions. Ils ont tout calculé pour mettre la pression : nous sommes dans le stress tout le temps. »

Rouler 80 km à vide pour prendre des clients

En théorie, les travailleurs sont indépendants. En réalité le chauffeur n’a aucune marge de manœuvre sur ses commandes. Lorsque son « appli » bipe, il ne connaît ni le montant ni la destination avant d’accepter la course. Ce qui peut réserver quelques surprises. « Parfois, je me déplace dans les banlieues lointaines, à 7 km, pour découvrir que la course est de 3,5 km », témoigne Youssef. En plus, le temps d’attente ou le déplacement entre les courses n’est pas calculé, donc non rémunéré. Or de nombreux client réservent seulement pour quelques mètres. « S’il y a des bouchons, tu restes coincé vingt minutes pour 5 euros », poursuit le trentenaire.
Repérer les bons spots, « chasser » le voyageur potentiel, tourner dans l’espoir que son smartphone signale une course constitue le quotidien des chauffeurs. Légalement, ils doivent se diriger vers le siège de leur entreprise entre deux courses. Ils n’ont pas le droit de faire des maraudes, à la différence des taxis. « On prend tout le monde. À chaque heure, une catégorie différente. Le matin, ceux qui vont à la gare ou l’aéroport, ceux qui déposent leur enfant à l’école. Le midi, ceux qui vont de leur bureau au restaurant pour déjeuner », observe Mohamed, 46 ans, qui arrive des Mureaux (78) sur Paris tous les jours sans trouver de passager. 80 km à vide.

Une course au chiffre

Le chauffeur n’a pas le choix du chaland. Si par hasard il en refuse certains, gare à lui : au bout de trois annulations de courses, le compte Uber peut être désactivé. « Là on va direct au chômage, sauf qu’on n’y a pas droit », se désespère Youssef. Très vite, la flexibilité des horaires tant recherchée se traduit finalement par une incertitude permanente pour combler ses dettes. Youssef en sait quelque chose : « Il y a des jours, tu te lèves le matin sans savoir combien tu vas faire. Parfois tu rentres chez toi, avec la crainte de ne pas avoir fait assez, alors tu ressors le soir. Je continue sinon qui va payer mon loyer ? »
C’est une course au chiffre. Une course contre la fatigue et le sommeil. Certains s’empêchent même de boire pour ne pas avoir une envie d’uriner, synonyme de pause. Quitte à mettre en danger leur santé ou la sécurité des passagers. C’est ce qui a failli arriver à Youssef lorsqu’il s’est endormi au volant en fin de nuit. Heureusement, il ne transportait personne. Les accidents seraient si fréquents sur les VTC que les assureurs rechigneraient désormais à couvrir certains véhicules. « Une autre fois, j’ai travaillé de 20h à 6h du matin. Mon dernier trajet jusqu’à l’aéroport m’a paru durer une vie tellement je m’endormais et je ne voulais pas le montrer au client », se souvient Youssef.

Désactivé dix jours pour une « erreur » de la cliente

Ce type d’excès de zèle est dicté par le souci du confort des passagers. Après chaque trajet, ces derniers peuvent noter le comportement de ceux et celles qui sont au volant. « Notés comme des élèves », se désole Hanan. Si la moyenne baisse trop, ils se voient rappelés à l’ordre ou, pire, déconnectés. Difficile de répondre lorsqu’un usager hausse le ton, se permet l’impératif ou le tutoiement. Au moindre faux-pas, on risque la désactivation. Pris en étau entre l’utilisateur et la plateforme, l’uber pilote n’est pas le maître à bord. Au grand dam d’Ali : « S’il y a une embrouille avec un passager, Uber croira toujours le client. Le client a toujours raison, il est comme notre maquereau. » Ce système de notation, censé améliorer la qualité de service, s’apparente finalement aux sanctions disciplinaires d’un employeur.