19 févr. 2017

Misère et combativité

Martine Bulard nous emmène dans l'enfer des employeurs vietnamiens dans le Monde Diplomatique (ici, en français).

Extraits

Quand on a dépassé 30 ans, on ne peut plus faire ce travail. On est trop vieux, le corps ne tient pas », assure Mme Phan Duyen. À 32 ans, employée d’une usine japonaise d’alcool de riz, elle est ravie d’avoir quitté son poste à la fabrication pour accéder à celui de contrôleuse de qualité. On la retrouve avec son mari et sept de ses collègues dans son petit logement coquet au fond d’une ruelle, dans une partie très populaire du 7e district d’Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon). Tous confirment la pénibilité du travail à la production en 3 5 8, avec un seul jour de congé par semaine. Trop peu pour pouvoir faire un aller-retour en province, d’où ils viennent tous. À peine assez pour recouvrer ses forces.


Pour autant, personne ne se plaint. À l’image d’une société au dynamisme à toute épreuve, ces jeunes regardent vers l’avenir. Ils veulent « mettre de l’argent de côté » et retourner un jour au village, les uns pour « ouvrir un commerce », les autres pour « construire une maison afin de la louer » ou encore pour « agrandir la ferme familiale ». Seules deux jeunes femmes n’envisagent pas de repartir à la campagne. La première prend des cours d’anglais le soir, dans un centre situé à près d’une heure à moto de son dortoir, dans l’espoir d’obtenir un jour un emploi de bureau en ville ; la seconde a payé 90 millions de dongs (un an et demi de salaire), grâce à des économies et à des emprunts à la famille, pour se former dans un institut qui lui garantit un emploi au Japon pendant trois ans. Le Vietnam a signé des conventions avec plusieurs pays afin de se lancer dans une curieuse expérience : l’exportation de main-d’œuvre (115 000 personnes en 2016). En attendant que leurs rêves se réalisent, tous ces jeunes, aux salaires de base très faibles (moins de 2 millions de dongs, 85 euros par mois), effectuent des heures supplémentaires, payées à 150 %.

Théoriquement, celles-ci ne peuvent pas dépasser deux cents heures annuelles, trois cents dans les cas exceptionnels, soit quatre à six heures par semaine en plus des quarante-huit heures légales. De toute évidence, ces ouvriers en font davantage. Sans toujours gagner plus.
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Pourtant, 5 722 grèves ont été répertoriées entre 1995 et 2015, selon Mme Do Quynh Chi, qui dirige le Centre de recherche sur les relations de travail, une sorte de cabinet de conseil ayant pignon sur rue. Mais aucune n’a été déclenchée par la Confédération générale du travail du Vietnam (CGTV) — ce qui est bien ennuyeux car, si le droit de grève figure dans la Constitution depuis 1995, il ne peut en principe s’exercer que sous la houlette du syndicat unique. Alors, on s’arrange avec les mots, et les grèves deviennent des… « arrêts de travail ». Quel que soit le nom qu’on leur donne, les débrayages deviennent de plus en plus fréquents : moins d’une centaine de mouvements en 2000 ; aux alentours de cinq cents en 2016. Dans 70 % des cas, ils se déroulent dans des entreprises étrangères, là où la concentration ouvrière est la plus forte (les trois quarts des entreprises vietnamiennes sont de taille petite ou moyenne). Principaux motifs : les salaires, les conditions de travail et la qualité de l’alimentation dans les cantines. « Le plus souvent, raconte Mme Do Quynh Chi, un groupe de travailleurs apporte les revendications à la direction, ou parfois au syndicat officiel. Il n’obtient pas de réponse. La grève éclate. » C’est alors le branle-bas de combat. La CGTV se mobilise, servant d’intermédiaire avec la direction.

La plupart du temps, note Mme Do Quynh Chi, les demandes sont satisfaites. Les grèves durent rarement longtemps. Quand il s’agit de hausses de salaire, celles-ci sont généralement étendues à toutes les entreprises du parc industriel où est implanté le groupe et à toutes celles qui ont la même nationalité, les employeurs se coordonnant par origine géographique.

Il arrive que les « arrêts de travail » mettent en cause le gouvernement lui-même. En mars 2015, les 90 000 ouvriers de l’usine Yue Yuen (du groupe taïwanais Pou Chen), dans le parc industriel de Tan Binh, à Ho Chi Minh-Ville, ont stoppé les machines et bloqué l’autoroute afin de protester contre une loi qui réduisait leurs droits à la retraite. Le gouvernement a dû amender son projet. Du jamais-vu.

Dans la foulée, il a promis de vérifier que les entreprises verseraient leur dû aux caisses de sécurité sociale et qu’il les traînerait en justice si nécessaire. En effet, comme d’autres multinationales, Pou Chen encaisse les prélèvements sur les salaires mais ne les reverse pas, pas plus qu’elle n’apporte sa quote-part obligatoire pour l’assurance-maladie, le chômage et la retraite. Visiblement, la menace n’a guère été suivie d’effet : lors de la dernière session de l’Assemblée nationale, en novembre 2016, le ministre du travail a rappelé que les dettes sociales dépassaient les 13 000 milliards de dongs (près de 550 millions d’euros), et il a fustigé une fois de plus les dirigeants d’entreprise.

Là comme ailleurs, la CGTV est hors course. Il faut dire que les dirigeants syndicaux sont payés par les directions d’entreprise elles-mêmes. Quant à l’élection des représentants des salariés, elle demeure purement formelle. Dans ces conditions, on comprend que la combativité ne soit pas dans les gènes du syndicat. Ses responsables citent plus volontiers leur rôle d’« harmonisation » des relations employeurs-salariés que de défense des travailleurs. « Dans les textes, assure M. Erwin Schweisshelm, directeur de la Fondation Friedrich Ebert, spécialisée dans les questions sociales, la volonté de réforme existe. Les dirigeants ont conscience que, avec l’“économie de marché à orientation socialiste”, le système ne peut être le même que du temps du socialisme tout court. Ils essaient de s’engager dans des négociations collectives. » Mais la mue s’avère ardue.