12 févr. 2015

Un modèle agricole dans l'impasse

À l'occasion d'un conflit impliquant un agro-industriel producteur de tomates, Soprofel, Omar Aziki, Olivier Chantry et Monica Vargas dressent un tableau de la situation de l'agriculture au Maroc (ici, en français).

Voici l'extrait de cet article très complet qui présente les enjeux agricoles
L’agrobusiness accentue le sous-développement du monde rural dans la région Sous-Massa
La vallée du Souss a connu un afflux des investissements agricoles au début des années 90. L’appauvrissement de la paysannerie a permis une offre foncière importante avec des possibilités de location des terres pour de longues durées et à bas prix. L’Etat marocain contribuait à offrir de bonnes conditions aux grands capitaux étrangers (français et espagnols surtout) et marocains, par l’exonération fiscale, absence de cahiers de charges concernant l’utilisation de l’eau, occupation des sols et le respect de l’environnement. Il veille aussi à assurer une main d’œuvre pas chère. Un nouveau code du travail est entré en vigueur en 2004 qui généralise la flexibilité du travail et des bas salaires. Un ouvrier agricole travaille 8 heures par jour, 6 jours par semaine et 26 jours par mois. Il touche le Salaire Minimum Agricole légal (SMAG), soit 70 centimes d’euro de l’heure (7,8 dh), ce qui représente 143 euros par mois. Le système de protection sociale est très faible dans le secteur agricole au Maroc, et le nombre des déclarés au régime de la caisse nationale de la sécurité sociale ne dépasse pas 6% sur un total de près d’un million d’ouvriers agricoles. La liberté syndicale est bafouée, et sa défense de la part des ouvriers et ouvrières est payée par des licenciements, harcèlements, poursuites judiciaires, et même la prison.
Cette main d’œuvre estimée à 100 000 ouvrier-e-s dans la région Sous Massa, dont la majorité est d’origine paysanne, vit dans des conditions sociales extrêmes : pauvreté, analphabétisme, et précarité du logement et de conditions de vie. Le Souss-Massa malgré son importance dans la production et l’exportation des produits agricoles est la quatrième région la plus pauvre du pays (HCP 2007). Paradoxalement alors, l’agro-business accentue le sous-développement du monde rural et ne contribue aucunement à améliorer les infrastructures de base qui manquent cruellement comme les dispensaires, les écoles, les routes, l’électrification, l’eau potable, etc.
Le paradoxe d’une agriculture extravertie : produire pour exporter, importer pour consommer…

La politique de développement déployée à partir des plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds Monétaire Internacional (FMI) et la Banque Mondiale dès les années 80, a privilégié une libéralisation de l’économie basée sur une production destinée à l’exportation. Selon le gouvernement, le secteur agricole représente 19% du Produit Intérieur Brut (PIB), dont 15% provient directement de l’activité agricole et 4 % de l’agro-industrie. De plus, l’agriculture emploie près de la moitié de la population active totale et 81% de la population active rurale. On estime ainsi que 10% de la population totale du pays (près de 3 millions de personnes) dépendent sur le plan économique de la production de fruits et légumes (MAPM 2013a, 6). Aujourd’hui, la production marocaine de légumes est organisée en trois secteurs : agro-industrie, légumes de saison et « primeurs » (légumes hors-saison). Ces derniers occupent 30 000 hectares environ, dont la moitié sous serres. Ainsi, 1,7 millions de tonnes de légumes sont produits hors-saison, et pratiquement la moitié (45%) est destinée à l’exportation. Un des buts de la « nouvelle » stratégie du secteur agricole que préconise le gouvernement marocain, dans le cadre du “Plan Maroc Vert”, est de doubler la superficie de légumes hors-saison pour parvenir à 60 000 hectares, avec une production de 3,5 millions de tonnes, dont 1,7 millions seraient destinées à l’exportation. Les principaux marchés de destination sont les pays d’Europe et la Russie, tel que nous pouvons le vérifier dans le graphique suivant.
Évolution des exportations de fruits et légumes marocains par type de marché (milliers de tonnes)
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Source : MAPM (2013a)
Un autre paradoxe : tout en étant un exportateur important de légumes hors-saison, le Maroc est aussi un pays structurellement déficitaire en produits alimentaires de base tels que les céréales, le sucre et les oléagineux. En effet, la valeur des exportations des trois principaux produits agricoles, tomate fraîches, agrumes et autres légumes, pour les trois années 2011-2013, ne couvre pas celle des importations du blé tout seul.

Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi. Entre les années 60 et 70, alors que les exportations alimentaires augmentaient, la production locale parvenait réellement à satisfaire la demande locale. C’est donc à partir de la libéralisation économique que la logique économique est devenue celle du “produire pour exporter et importer pour consommer” (Aziki 2012). Ainsi s’est accentuée la dépendance du Maroc vis-à-vis de l’Union Européenne à travers les différents accords de libre-échange dans le cadre de l’Organisation Mondiale de Commerce. Son déficit commercial à l’égard de l’Union européenne ne cesse d’augmenter : il est passé de 63.653 millions de dirhams en 2009 à 78.429 millions de dirhams en 2013, soit 39% du déficit commercial global du Maroc. Il est accentué essentiellement par le déficit des échanges commerciaux dans le cadre des Accords de libre-échange avec l’UE qui a atteint 55.386 millions de dirhams en 2013. Les produits agricoles faisaient l’objet d’accords « d’exception » obligeant le Maroc à ouvrir ses frontières aux exportations européennes, sans droits de douanes, aux denrées alimentaires frais (blé, produits laitiers, œufs, viandes…) et transformés (biscuiterie, chocolaterie et confiserie…). Pour leur part, les principales exportations agricoles marocaines se heurtent à une politique protectionniste clairement affirmée de l’UE dans le cadre restrictif du contingentement, du calendrier des exportations, du prix minimum d’entrée et les normes sanitaires et de qualité.
Un modèle juteux pour l’agrobusiness mais insoutenable pour l’agriculture paysanne
Si le système de production agricole mis en place n’a guère été prévu pour alimenter la population marocaine, il bénéficie encore moins à l’agriculture familiale et paysanne. Le grand gagnant du modèle primaire-exportateur développé au Maroc est l’agrobusiness, autant marocain qu’européen. La production de fruits et légumes est dominée par huit grands groupes, parmi lesquels se trouvent les entreprises marocaines telles que les Domaines Agricoles (12 000 hectares), Bennani Smires et Kabbage (2 000 hectares chacun), les françaises Azura et Soprofel-Idyl (avec plus de 2 500 hectares chacune) et quelques groupes espagnols. Ces exportateurs privés ont trouvé leur essor après la privatisation de l’office du commerce extérieur au milieu des années 80 et leur monopole s’est considérablement accru sur la chaine d’exportation et les circuits de commercialisation. Le « Plan Maroc Vert » en effet repose sur l’encouragement de ces agrégations autours des grands monopoles agro-industriels (tomates, agrumes, lait, huile de table..). Par contre, la survie des petits agriculteurs qui tentent de participer au modèle exportateur n’est pas assurée, étant donné le coût des infrastructures et des intrants et le manque de pouvoir de négociation dans le processus de commercialisation (Aziki 2014). Le « Plan Maroc Vert » accentue la marginalisation de la masse des petits agriculteurs qui dépendront toujours plus de ces grands groupes qui vont ainsi leur accaparer leur argent, leur sueur, et même leur terre. On leur demande de partager la valeur ajoutée mais pas les risques pris dans la production où la commercialisation… Globalement, le nombre de petits agriculteurs (disposant de moins d’un hectare) a chuté de forme alarmante, passant en vingt ans de 900 000 à 40 000 (entre 1974 et 1996), dans un processus de croissante polarisation entre une poignée de gros propriétaires et des millions de familles paysannes pauvres (Aziki 2012).
En fait, ce qui se développe est un modèle intensif, basé sur la concentration et la production industrielle, au sein duquel le 4% des exploitations (qui se destinent d’ailleurs principalement à l’exportation) occupent un tiers du total des terres agricoles. De plus, et surtout dans des régions comme le Souss-Massa, où sont produits plus du 80% des légumes d’exportation, la pression du modèle agricole sur les ressources hydriques est énorme. À tel point qu’en novembre 2012, le Haut-Commissaire aux Eaux et Forêts et à la Lutte contre la Désertification annonçait une réelle menace de pénurie d’eau. Dans le long terme, l’accès à l’eau pour chaque citoyen(ne) pourrait être réduit de 49% en 2020. Rappelons que la disponibilité en eau per capita pour tout le pays est déjà de 720 m3/hab/an, très en-dessous du seuil de stress hydrique établi à 1 000 mc/hab/an.