16 févr. 2015

Les épines des roses

Le Monde signe un très beau reportage multimédia sur la culture des roses (pour la Saint Valentin, notamment) au Kenya. Ce documentaire est accessible gratuitement en ligne ici, il est richement illustré. L'impact de cette production en termes sociaux et écologiques est inquiétant.

Extraits.

Naivasha, au cœur de la vallée des roses

Depuis une vingtaine d’années, le Kenya s’est fait connaître pour sa production de fleurs. Avec 125 000 tonnes l’an dernier, c’est le quatrième exportateur au monde et le premier vers l’Europe. Un marché évalué à 500 millions de dollars par an (443 millions d'euros), qui en fait la troisième source de devises étrangères du pays, après le tourisme et le thé. A 60 %, ces fleurs sont des roses.
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« Les premiers Hollandais se sont installés ici à la fin des années 1970 car les conditions climatiques y sont similaires toute l’année à l’été en Europe : il fait chaud en journée (30 °C), frais la nuit (13 °C) et cette différence de température est bonne pour les roses », explique Peter Szapary. Autres atouts : Naivasha est l’un des deux seuls lacs kenyans d’eau douce de la vallée du Rift ; l’aéroport de la capitale Nairobi, d’où partent tous les soirs des cargos emplis de fleurs, ne se trouve qu’à 1 h 30 de route ; et surtout, la main d’œuvre y est très bon marché.

Secteur prospère et controversé

Mais il y a une dizaine d’années, ce secteur prospère s’est retrouvé au cœur d’une controverse. L’exploitation voire l’intoxication des salariés, l’emploi massif de pesticides ou encore le gaspillage d’eau ont été régulièrement dénoncés par les médias étrangers. Conscients de l’importance de leur image de marque face à leurs concurrents colombiens ou équatoriens – pourtant pas meilleurs en la matière -, les producteurs kenyans, réunis dans le KFC, ont entrepris de verdir le secteur.

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Les ouvriers des fermes, relégués dans des bidonvilles

Lorsque l’on cherche à vérifier ces informations sur le terrain, on se heurte rapidement aux barrières des fermes ultra-sécurisées, derrière lesquelles les journalistes ne sont pas les bienvenus. Pour parler librement aux milliers d’ouvriers qui affluent du pays tout entier, il faut se rendre dans les nombreux bidonvilles qui ont poussé à proximité des serres. Karagita est l’un des plus importants, avec ses commerces et ses habitations faites de tôle et de terre, ses amas de détritus et ses chemins cabossés qui tiennent lieu de route. Si l’électricité y est installée, point d’arrivée d’eau ou d’égouts.
Vers 17 heures, les bus affrétés par les horticulteurs déposent les travailleurs à l’entrée du village. James Kihara Ndung’u, grand gaillard de 26 ans originaire de Nakuru, à une soixantaine de kilomètres au nord de Naivasha, tente de leur vendre quelques calendriers qu’il a disposés dans une brouette. Lui aussi a passé la journée dans une ferme, Nini Ltd., pour laquelle il effectue de la maintenance depuis six ans. Mais faute de revenus suffisants, il multiplie les petits boulots le soir. « Je gagne 200 shillings kenyans [1,93 euro] par jour. C’est tellement peu que je ne parviens pas à économiser pour reprendre mes études », se désespère-t-il en exhibant sa fiche de paie.
Si l’entreprise lui alloue également 2 000 shillings mensuels (19 euros) pour se loger, l’enveloppe lui permet tout juste de se payer un logement sommaire, un peu à l’écart du centre de Karagita. Une pièce aveugle de 8 m2 fait office de salon et de chambre à coucher. Les habits sont suspendus au mur tandis qu’un tissu tendu cache un débarras. Les toilettes et la douche communes se situent à l’extérieur. « Je ne pourrai pas me marier et fonder une famille dans cette situation, poursuit-il. Je cherche n’importe quel travail mieux payé, même nettoyer les sanitaires. »
Ces conditions de vie spartiates, les ouvriers des exploitations horticoles les partagent tous. « Les maisons dans la ville de Naivasha sont trop chères. Ici, je paie un loyer de 1 400 shillings (13 euros) par mois », livre Mueni Munyoki, 28 ans, qui élève seule quatre enfants. Depuis trois ans, elle travaille six jours par semaine, entre 7 et 17 heures, pour la ferme Longonot. Son salaire : 275 shillings kenyans par jour (2,7 euros). « Il n’y a pas d’alternative : ce sont les fermes ou le chômage, assure la jeune femme, originaire de Kitui, une zone semi-désertique à l’ouest de Nairobi. Et notre situation s’est un peu améliorée. » Son salaire a récemment été augmenté, elle peut profiter d’un hôpital près de la ferme et parvient à payer l’école de ses enfants.