21 nov. 2014

Le communisme libertaire

Nous vous présentons une note de lecture en version intégrale, en français ici, sur le site de Terrains de lutte. Il s'agit d'un moment, la collectivisation des ressources, dans la république espagnole. 

À l'heure où l'on nous répète qu'il n'y a pas le choix, par d'alternative, il est toujours bon de rappeler que si la politique est affaire de choix, le moment est politique.

Extrait

Face aux ravages du capitalisme, la question de la révolution et d’une autre forme d’organisation de la société est toujours d’actualité. Retour ici sur l’expérience communiste libertaire avec un extrait de l’ouvrage « énorme » de Burnott Bolloten sur la guerre d’Espagne qui vient de sortir.
Tout comme les artisans, les petits industriels et les petits commerçants, les propriétaires exploitants, les fermiers et les métayers redoutaient la collectivisation. Si la collectivisation de la terre avait été appliquée presque sans exception aux grands domaines, une forme d’exploitation qui avait été spontanément adoptée par les paysans sans terre qui y travaillaient comme journaliers avant la révolution, des milliers de fermiers propriétaires de petites et moyennes exploitations avaient également été touchés par le mouvement de collectivisation dans les premières semaines de la révolution. Même ceux qui n’avaient pas été concernés immédiatement voyaient approcher la ruine à mesure que le mouvement se développait ; car dans le domaine agricole, non seulement les collectivisations menaçaient d’épuiser la main-d’œuvre et de créer une concurrence catastrophique dans la production et la vente de produits agricoles, mais elles représentaient aussi un danger tant pour les anciens petits propriétaires que pour les nouveaux qui, après s’être approprié la terre qu’ils cultivaient, estimaient que la révolution avait accompli sa mission.

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Si les cultivateurs s’alarmaient de voir cette généralisation rapide de la collectivisation des terres, pour les ouvriers agricoles inscrits à la CNT et à l’UGT, c’était le commencement d’une ère nouvelle. Les anarcho-syndicalistes, ces révolutionnaires traditionnels de l’Espagne qui furent les principaux instigateurs de la collectivisation des terres, y voyaient un des piliers de la révolution. Elle était un de leurs objectifs premiers et exerçait sur leurs esprits une véritable fascination. Selon eux, elle devait entraîner une augmentation du niveau de vie à la campagne grâce à la mécanisation et à l’application des découvertes agronomiques, protéger le paysan contre les caprices de la nature, les abus des intermédiaires et des usuriers, mais aussi l’élever sur le plan moral. « Les paysans qui ont compris les avantages de la collectivisation ou ceux qui possèdent une conscience révolutionnaire claire ont déjà commencé à la mettre en place [l’exploitation agricole collective] et doivent par tous les moyens essayer de convaincre ceux qui restent à la traîne. Nous ne pouvons admettre l’existence de petites propriétés car la propriété de la terre crée nécessairement une mentalité bourgeoise, calculatrice et égoïste, que nous voulons détruire à jamais. Nous voulons bâtir une Espagne nouvelle tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Notre révolution sera économique et éthique », pouvait-on lire le 16 janvier 1937 dans Tierra y Libertad, l’organe de la FAI, qui exerçait une influence idéologique directe sur les syndicats affiliés à la CNT.
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La collectivisation était également un moyen d’élever intellectuellement les paysans. « Le plus grave inconvénient du travail familial, qui absorbe la totalité de l’énergie des membres de la famille en mesure de travailler (le père, la mère et les enfants), c’est l’effort excessif qu’il exige – affirmait Abad de Santillán, un des principaux théoriciens de la CNT et de la FAI. Il n’y a pas d’horaires, pas de limites à la dépense physique. [Le] paysan ne doit pas pousser à l’extrême son sacrifice et celui de ses enfants. Il faut qu’il lui reste du temps et une réserve d’énergie pour s’instruire, pour que les siens s’instruisent, pour que la lumière de la civilisation brille aussi sur la vie à la campagne. Dans les collectivités, le travail est bien moins pénible et permet à chacun de lire des journaux et des livres, de cultiver son esprit afin de l’ouvrir à toutes les innovations créatrices de progrès. »
Si les socialistes de l’UGT soutenaient un point de vue semblable, la raison fondamentale pour laquelle ils préconisaient la collectivisation des terres et s’opposaient au morcellement des grands domaines était la peur que les petits propriétaires représentent un jour un obstacle, voire une menace, pour le développement futur de la révolution. « Collectivité… Collectivité… – disait un secrétaire local de la Fédération nationale des travailleurs de la terre (FNTT), affiliée à l’UGT. C’est la seule façon d’aller de l’avant, car à ce stade, le morcellement est hors de question, puisque la terre n’est pas la même partout, et certaines récoltes peuvent être meilleures que d’autres, et cela nous conduirait à voir à nouveau des paysans malchanceux travailler dur et ne rien avoir à manger, tandis que d’autres, favorisés par le sort, vivraient à l’aise, et nous aurions encore des maîtres et des serviteurs. » « Nous ne permettrons en aucune façon – déclarait le comité exécutif de la Fédération – de morceler ni de distribuer la terre, le bétail et l’outillage, car nous avons l’intention de collectiviser toutes les fermes saisies pour que le travail et les bénéfices soient équitablement répartis entre les familles de paysans. » Toutefois, en décembre 1936, le comité national de la Fédération décida que les adhérents qui s’opposaient à la collectivisation des grands domaines recevraient une parcelle individuelle proportionnelle au nombre de personnes qui devaient y travailler.

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Bien qu’aucune discipline rigoureuse n’ait présidé à l’instauration du communisme libertaire, celle-ci s’effectua partout plus ou moins selon le même processus. Un comité CNT-FAI était mis sur pied dans chacune des localités où le nouveau régime était instauré. Ce comité était non seulement investi des pouvoirs législatif et exécutif, mais il administrait également la justice. L’une de ses premières initiatives consistait à interdire le commerce privé, à mettre entre les mains de la collectivité les terres des riches, et parfois celles des pauvres, ainsi que les bâtiments agricoles, l’outillage, le bétail et les moyens de transport. À quelques rares exceptions près, les coiffeurs, les boulangers, les charpentiers, les cordonniers, les médecins, les dentistes, les enseignants, les forgerons et les tailleurs durent eux aussi s’intégrer au système collectif. Des stocks de vêtements, de nourriture et d’autres marchandises étaient emmagasinés dans un dépôt communal qui demeurait sous le contrôle du comité local, et les églises qui avaient échappé aux incendies étaient transformées en magasin, en réfectoire, en café, en atelier, en école, en garage ou en caserne. Au sein de certaines communautés, l’utilisation de l’argent fut supprimée pour les échanges internes, car pour les anarchistes « l’argent et le pouvoir sont des philtres diaboliques qui détruisent la fraternité et transforment l’homme en loup, en l’ennemi le plus féroce et le plus acharné de ses semblables ». « Ici, à Fraga [petite ville aragonaise], s’il prend à quelqu’un la fantaisie de jeter des billets de 1 000 pesetas dans la rue, personne n’y prêtera attention. Rockefeller, si vous veniez à Fraga avec tout votre compte en banque, vous ne pourriez même pas vous payer une tasse de café. L’argent, votre serviteur et votre Dieu, a été chassé de notre ville et le peuple est heureux », pouvait-on lire dans un périodique libertaire. Une autre publication rapportait : « Les femmes et les hommes qui attaquaient les couvents [à Barcelone] brûlaient tout ce qu’ils trouvaient, même l’argent. Je ne suis pas près d’oublier ce rude travailleur qui me montra avec orgueil, un morceau de billet de 1 000 pesetas brûlé! » Dans les communautés libertaires où l’argent avait été aboli, les travailleurs recevaient, en guise de salaire, des bons dont la valeur dépendait de l’importance de leur famille. « Ce qui caractérise la plupart des collectivités de la CNT – notait un observateur étranger – c’est l’instauration d’un salaire familial. Ce sont les besoins des membres de la collectivité qui déterminent le montant de leur rétribution et non la quantité de travail fournie par chaque ouvrier. » S’ils étaient abondants, les aliments produits sur place tels que le pain, le vin ou l’huile d’olive étaient distribués gratuitement, tandis que l’on pouvait se procurer les autres marchandises au moyen de bons au dépôt communal. Les excédents de production étaient échangés avec les autres villes et les autres villages anarchistes, l’argent n’étant utilisé que pour les transactions avec les communautés qui n’avaient pas encore adopté le nouveau système.