13 août 2014

Le management post-soviétique - notes de lecture

Valery Krylov et Jean-Luc Metzger publient un compte-rendu de leur étude sur le management post-soviétique en Russie dans Recherche Sociologique et Anthropologique (ici, en français et en anglais, en version intégrale et gratuite).

Nous avons relevé quelques extraits intéressants de ce texte méticuleux. Les auteurs expliquent le contexte, le management soviétique et la "thérapie de choc" qui a déstabilisé les entreprises russes dans les années 90. Cette thérapie a été utilisée comme partout ailleurs pour imposer les politiques libérales, le laisser-faire, la dérégulation et l'appauvrissement du code du travail.

Les auteurs expliquent ensuite le lien entre le management actuel, néolibéral, et son pendant soviétique en étudiant six entreprises.

Extraits.

A. « Néo-management » et pratiques traditionnelles


En effet, dans certaines entreprises russes, les principes du management anglo-saxon s’appliquent en matière d’organisation du travail et de gestion du personnel sans que pour autant la nostalgie du passé soviétique, observée depuis 2000, ne disparaisse (Gofman, 2008 : 11). Les dispositifs de gestion de l’ordre marchand s’intègrent dans ce que l’on peut appeler le nouveau compromis organisationnel en fonction de leur compatibilité avec les valeurs traditionnelles. Ces pratiques donnent lieu à un éventail de situations qui renforcent paradoxalement, certains traits de la gestion soviétique, parfois en conformité avec les standards de la gestion importée, parfois en totale opposition.

Ainsi, pour illustrer la première tendance, on peut faire remarquer que le management taylorien, assimilé depuis les années 1920 et devenu partie intégrante de l’héritage soviétique, a facilité l’implantation des modes de gestion néo-tayloriens : le formalisme, les exigences de ponctualité et de soumission aux normes des nouvelles techniques de gestion, témoignent d’un retour de l’esprit taylorien.

A contrario, l’accent mis dans le discours, mais surtout dans la pratique, sur les modes de management favorisant la compétition entre individus, a entraîné des modifications du système de valeurs, tant au niveau du fonctionnement des entreprises, que de l’économie du pays. Cela s’est traduit par une dégradation de l’esprit « communautaire » et des pratiques de solidarité, plus particulièrement dans le monde des affaires, où la collusion des élites politiques et économiques a donné naissance à des réseaux pratiquant la corruption à grande échelle (Cheloukhine/King, 2007). Au niveau des entreprises, l’esprit de compétition et de profit, ajouté aux pressions hiérarchiques, a entraîné l’anomie dans les relations professionnelles et l’exclusion sans état d’âme d’une partie de la population (Oleinik, 2001 : 296-299).

Celle-ci en a ainsi été réduite à « gagner sa vie » coûte que coûte et à s’accrocher aux emplois qu’on lui concédait, aussi pénibles et précaires fussent-ils. C’est ce que nous avons observé à la distillerie rurale, où les jeunes chômeurs du village étaient mal considérés : 

On embauche les personnes de l’extérieur. Les nôtres, on les « connaît » tous bien : ils passent pour des ivrognes [D, ouvrier].

Quant aux locaux qui étaient tout de même engagés,
C’est toujours l’humiliation. Tu dois te plier à la moindre réflexion et tu peux être viré à tout moment ! [E, ouvrière employée temporairement et « au noir »].

D’autres configurations correspondent à une tension non résolue entre valeurs héritées de l’époque soviétique et principes du néo-management. Ainsi, dans le système très hiérarchisé et centralisé de l’ex-URSS, basé sur un ensemble des règles et de procédures prescrites « d’en haut », tout rapport organisationnel passait d’abord par la « fiabilité » idéologique de l’intéressé. Cette « fiabilité » était vérifiée personnellement par un membre de la hiérarchie, qui se portait alors garant du subordonné qu’il recommandait. De nos jours, les règles et les procédures de gestion sont supposées applicables à tout salarié, indépendamment du jugement porté par le manager local, ce qui entre en contradiction avec l’éthos professionnel de nombreux cadres russes qui continuent à se sentir personnellement responsables des salariés de leur département et ont du mal à partager cette responsabilité.

Dans le même ordre d’idées, J.-L. Le Goff (1997 : 311) a remarqué que la glorification de l’initiative personnelle dans le travail, portée par la conception occidentale du management, a tendance à disparaître rapidement quand les acteurs s’aperçoivent que l’efficacité signifie aussi la soumission à un ordre autoritaire et à la loi du rendement, à l’esprit de compétition et au carriérisme, sans pouvoir s’appuyer sur les solidarités sociales, l’esprit de coopération, ni une sécurité collective (Durand, 1997 : 379).

Plus généralement, les entreprises ont tendance à vouloir substituer aux méthodes de gestion traditionnelles autoritaires le management participatif. Mais les procédures bureaucratiques qui accompagnent sa mise en œuvre le rendent souvent inopérant dans un contexte de changement permanent. D’après C. Durand (1997 : 374), certains cadres de direction considèrent la participation comme un luxe occidental qui ne peut avoir cours dans une période de rapide évolution, où le redressement des habitudes justifie des méthodes autoritaires. Cette idée est confirmée par A. Kotchetkova (2003 : 277) qui estime que 90 % des employeurs russes préfèrent les méthodes autoritaires. L’intériorisation des valeurs qui accompagnent les nouvelles contraintes de production exige un apprentissage socio-organisationnel long, dont la durée reste sous-estimée par les directions (Durand, 1997 : 374). Ceci se vérifie dans les cas de mise en œuvre du dialogue social.

B. Le dialogue social : auxiliaire de l’arbitraire des directions ?

Si le « dialogue social », les « négociations » sont bien prônés dans de nombreuses branches et entreprises, l’existence d’accords signés par les partenaires sociaux et la faiblesse de la conflictualité salariale ne peuvent être interprétées comme le signe d’une représentation très développée des salariés.

C’est que les relations professionnelles en Russie ont aussi été marquées par l’héritage de l’URSS. Constitués dès 1905, les syndicats, pendant la période soviétique, ne possédaient ni le droit de revendiquer, ni celui d’organiser les grèves. Devenus un élément de l’appareil administratif, leurs compétences portaient sur l’application des consignes (conditions et protection du travail), la discipline, la formation continue, et, dans une très faible mesure, sur le recrutement et le licenciement. Ils étaient également responsables des « compétitions socialistes » : ces concours interentreprises organisés pour dépasser les objectifs planifiés. À l’instar des comités d’entreprise, ils distribuaient des biens rares : le logement, les aides matérielles, les bons de séjours gratuits dans les zones de repos, etc. (Petrova, 2001 : 140).

L’évolution récente des syndicats et de leur capacité d’action semble là encore témoigner de la force de l’inertie structurale, malgré une apparente conversion aux principes de la « démocratie de marché ». En effet, depuis les années 1980 et tout particulièrement après 1991, les gouvernements libéraux ont nié l’importance des médiations économiques (comme le syndicalisme indépendant), ce qui a conduit à l’émergence de divers lobbies (Sapir, 1996). Dans ce contexte, les nouveaux (grands) propriétaires ont protégé leurs intérêts économiques avec l’appui de représentants des structures politiques qui, quant à eux, en ont profité pour sécuriser et multiplier, voire parfois « blanchir » leurs revenus (Cheloukhine/King, 2007 : 120).

Quand, en 1990, a été organisé le congrès de la Fédération des Syndicats Indépendants de la Russie, on a pu croire que le chemin vers la représentation des salariés était officiellement ouvert. Mais, derrière l’adoption « rituelle » des formes et des règles étrangères donnant toutes les apparences du « dialogue social développé » (Borissov, 2001 : 56), les structures tripartites (syndicat, employeur, représentant du pouvoir), créées à partir de 1992, se sont substituées à la gestion politique du niveau régional. Les entreprises adhérentes à ce type de dialogue social formel ont ainsi accédé aux crédits préférentiels, ce qui les a rendues dépendantes de l’administration. Et derrière les manifestations apparentes de dialogue, l’activité syndicale et les relations professionnelles sont restées extrêmement encadrées par les directions d’entreprises et liées au pouvoir politique.

En effet, suite aux « indélicatesses » dont les salariés avaient été victimes (par exemple, plus d’un milliard d’euros de salaires non versés à temps aux 70 millions de travailleurs), on a assisté à une augmentation des grèves spontanées dans les années 1991-1992 et 1995-1999, majoritairement dans les secteurs des mines, de la métallurgie, de l’éducation et de la santé (Siegelbaum, 2004). Cependant, ces mouvements n’étaient que faiblement liés à une activité syndicale dont « l’indépendance, le bénévolat et la combativité [avaient été] transformés en des ressources administratives au service du management […] pour assurer la gestion efficace » et « faire l’économie d’un département des relations sociales » (Petrova, 2001 : 142, 144).

Dans ce contexte, si les directeurs engagés dans la structure tripartite de négociations formelles n’arrivaient pas à contrôler la situation sociale de leur entreprise (grèves, conflits), ils s’exposaient à des mesures administratives pouvant aller jusqu’au dépôt de bilan. Aussi, ils ont intégré « les associations des employeurs pour faire du lobbying en faveur de leur entreprise dans le cadre des Commissions Tripartites en qualité de producteurs, mais pas les partenaires sociaux » (Borissov, 2001 : 60). Quant aux syndicats, ils sont entrés en coalition soit avec l’administration régionale pour faire pression sur l’employeur, soit avec l’employeur pour obtenir les faveurs de l’administration. En revanche, l’action collective n’a guère été privilégiée ; elle a été conditionnée par ces alliances particulièrement contraignantes (Borissov, 2001 : 65) : pour le responsable d’un syndicat, pas question de prendre une décision sérieuse sans consulter le directeur de l’unité (Petrova, 2001 : 147). Tous ces éléments ont contribué à réduire très fortement les possibilités d’un dialogue social authentique, d’autant plus que les limites juridiques ont été imposées aux mouvements sociaux : le Code du travail a, depuis 2002, rendu les grèves spontanées hors la loi. Dans ces conditions, la syndicalisation a baissé dans la fonction publique, tandis que dans les PME récentes, elle a été découragée par les employeurs (Mazin, 2005).
Dans les « anciennes » entreprises où nous avons pu enquêter, les syndicats existent depuis au moins 1991 et les accords collectifs sont aujourd’hui signés. Mais ni conflits, ni négociations n’ont été repérés. Dans l’usine de production de câbles, pour la direction et les syndicats, 
il ne s’agit pas vraiment de négociations : nous travaillons ensemble […] Nos syndicats comprennent les problèmes de l’entreprise et sur un nombre de questions, en règle générale, nous nous entendons [F, DRH]. 

Si la présence des syndicats répond au respect formel des lois prévoyant un dialogue social, dans les faits, leurs liens avec la direction génèrent des « superstructures du sommet » par le biais de l’intégration officielle ou officieuse d’un leader syndical dans l’équipe dirigeante. C’est ce que nous avons pu observer dans le cas des entreprises de production de câbles et de production de briques, où l’un des leaders syndicaux se présente comme membre de la direction et l’autre comme assistant du DRH.

Plutôt que de représenter le personnel, les institutions sociales servent les intérêts de ceux qui peuvent, grâce à leur position, influer sur les règles (Medvedev, 2002 : 32). Ainsi, la DRH de l’usine de production de câbles, où 85 % de l’effectif est syndiqué, affirme dans une discussion franche :
Pour atteindre l’objectif annuel en termes de productivité du travail et en termes de masse salariale, je peux agir sur le salaire, les normes de rendement et le volume des effectifs.

Elle souligne « qu’il s’agit, bien sûr, des sureffectifs en cas de chute des volumes de production ou d’introduction de nouvelles technologies ». Et dans ce cadre, le syndicat n’agira pas pour s’opposer aux choix de la direction.

Inversement, l’entreprise de bois et cellulose, industrie structurante et principal employeur dans plusieurs villes sibériennes, a été contrainte à limiter la réduction des effectifs dans la mesure où les conséquences sociales d’une telle restructuration étaient potentiellement catastrophiques. Dans ce cas de figure, l’emploi a été pris en compte au niveau fédéral puisque l’accord collectif tripartite incluait le représentant du Ministère du Travail. On le voit, c’est l’État qui veille à la paix sociale dans les régions potentiellement fragiles. À ce titre, on se souviendra que la plupart des grèves des années 1990 visaient le pouvoir central et non les employeurs. Depuis septembre 2008, la crise financière a provoqué de nombreux licenciements économiques ; ces derniers ont entraîné des mouvements de mécontentement spontanés, dirigés contre les pouvoirs régionaux ou fédéraux et appelant parfois à l’intervention du pouvoir central.

Comme nous l’avons observé, le syndicat de l’entreprise assure le plus souvent la traditionnelle gestion de sa « sphère sociale » (zones de repos, jardin d’enfants, services de santé, etc.) mais pas la représentation des salariés. Il joue par contre le rôle d’un « psychologue » : « Ce n’est pas un moyen de pression sur la direction, mais l’« exutoire », où chaque membre peut venir pour s’exprimer, blâmer les chefs » [F, DRH à l’usine de câbles], sans conséquence pour lui, ni pour la hiérarchie. La participation au syndicat protège formellement contre un licenciement, mais les salariés ignorent ce soutien, sachant qu’il n’a pas d’impact sur les mécanismes « parallèles ». Ainsi, à la question posée en 2005 « Comment faites-vous pour licencier un salarié ? », la réponse était concise : « Il suffit d’enlever l’enveloppe [utilisée pour verser le salaire au noir]. Si l’intéressé souhaite travailler pour ses 20 $ officiels, il peut continuer à venir » [G, DRH dans l’usine de travaux de cuir]… tout ceci avec l’aval du représentant syndical. Ainsi, la pratique du non-versement des salaires s’avère bien un dispositif de gestion à la mise en œuvre duquel les syndicats participent activement.

Pour toutes ces raisons, le recours au dialogue social authentique est limité. Une telle situation peut aboutir à l’exploitation sans précédent des travailleurs, notamment de ceux qui ne peuvent pas partir. Ainsi, l’enquête menée dans la distillerie (à travers le témoignage d’un ingénieur électricien par exemple), nous a permis d’observer à quel point, même parmi les cadres l’activité professionnelle était soumise à la force coercitive de la direction. En effet, dans cette entreprise, les cadres techniques sont contraints de faire preuve d’« exemplarité » en travaillant « jour et nuit ». Dans réalité, pour échapper au travail nocturne, ils réalisent toutes leurs tâches pendant la journée, laissant croire à leur employeur qu’ils se conforment à ses injonctions. Poussée à l’extrême, cette logique est résumée dans le proverbe soviétique : « Ils font semblant de payer, nous faisons semblant de travailler ».

Ainsi, l’introduction des principes et dispositifs du néo-management, loin d’avoir éradiqué les pratiques antérieures, les a au contraire ravivées. Les nouvelles pratiques imposées par la hiérarchie demeurent parfois cantonnées au niveau de la déclaration symbolique (Hofstede, 1994 : 251) et sont sans impact sur le fonctionnement réel de l’entreprise. Dès lors, les mécanismes d’entrave à la prise d’initiatives et au changement de fond, typiques de l’époque soviétique, se retrouvent dans l’entreprise postsoviétique naissante. C’est le cas à propos de l’absence de dialogue social authentique, c’est aussi le cas à propos des dispositifs d’implication.