Référence:
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Pétrole et sécurité privée au Nigeria
Extrait
Du fait de son ancienneté et de sa prééminence au Nigeria, Shell est souvent la première visée par les contestations malgré la concurrence grandissante d'autres multinationales telles que, par ordre décroissant, Mobil, Chevron, TotalFinaElf, Agip et Texaco. A coups de sabotages de pipe-lines, d'attaques à main armée, d'enlèvements, de lock-out, de grèves et de manifestations, Shell a perdu jusqu'à un quart de sa production au Nigeria en 1999, pendant que Elf enregistrait un déficit supérieur à quatre-vingts journées de travail. L'année suivante, on a observé une relative décrue des agressions, des kidnappings et des demandes de rançons, qui ternissaient l'image de la lutte, mais une augmentation des vols d'équipements et des actes de piratage des conduites.Ce dernier aspect, qui témoigne d'une autre forme de criminalité, est sans doute le plus difficile à combattre car il met en évidence d'indéniables complicités entre les employés des compagnies exploitantes et les mafias chargées de la revente du pétrole au marché noir. En sous-main, des militaires nigérians fournissent la logistique et les bateaux pour exporter le brut ou l'essence raffinée. Les techniciens du pétrole, eux, aident les pirates en révélant les points névralgiques et le tracé exact des pipe-lines enterrés sous terre ou sous l'eau. Les sous-traitants - et non les autochtones - sont d'ailleurs les premiers bénéficiaires des travaux qu'entraîne la réparation des dégâts : la redistribution des emplois générés à cette occasion donne lieu à un véritable racket. Le paysan, au contraire, a beaucoup à perdre lors d'une marée noire qui saccage ses cultures pour les années à venir, alors que le bénéfice éventuel d'un contrat de nettoyage ne dure pas plus de quelques mois. De ce point de vue, on ne peut s'en tenir à l'argument des pétroliers selon lequel les communautés locales, poussées par un besoin pressant d'argent, seraient les premières responsables de sabotages dont elles n'auraient pas conscience des effets destructeurs à long terme.
La confrontation avec les multinationales a ainsi pris un tour criminel en dépit de ses enjeux politiques. Elle s'est développée autour de trois principales demandes : du travail, des indemnités foncières et des compensations pour la pollution. Ce dernier point a largement retenu l'attention car il a été très médiatisé sous l'impulsion de l'écrivain ogoni Ken Saro-Wiwa, devenu un martyr de la cause après sa pendaison par la junte du général Sani Abacha en 1995. Auparavant, la question du respect de l'environnement ne préoccupait guère ; au Nigeria, elle n'avait pas tant visé les compagnies pétrolières que les gouvernements occidentaux venus déverser leurs déchets toxiques en Afrique, ou les militaires qui auraient contaminé la terre en utilisant des armes chimiques lors de la guerre du Biafra. Fort de ses appuis dans les milieux écologistes à l'étranger, Ken Saro-Wiwa, lui, a su articuler les griefs locaux de façon à mobiliser la communauté internationale en sa faveur. Il a notamment dénoncé les pratiques d'une industrie qui ne respectait pas les standards européens et recensait plus d'accidents de travail qu'en mer du Nord, zone pourtant réputée dangereuse au vu de ses aléas climatiques. Dans le delta du Niger, les pétroliers laissaient les torchères de gaz brûler à ciel ouvert et ne se souciaient guère d'enterrer les pipe-lines pour réduire les risques d'explosion ou de fuite. A défaut d'obtenir des compensations, les partisans de Ken Saro-Wiwa ont alors réussi à bloquer la production en pays ogoni et à en chasser les opérateurs, tandis que Shell, poussée par les menaces de boycott et la pression des lobbies « verts » en Occident, s'engageait à cesser la combustion de gaz à ciel ouvert, à remplacer les conduites détériorées et à recycler les eaux usées.
En ce qui concerne le marché du travail, les autochtones ont aussi eu le sentiment d'avoir été lésés du fait que, structurellement, l'industrie pétrolière requiert énormément de capitaux mais suscite peu d'embauche. Shell, par exemple, emploie 3 700 permanents et, indirectement, 6 000 sous-traitants. Pour une entreprise qui produit 40% du pétrole nigérian, lui-même à l'origine de 97% des rentrées en devises dans le pays, c'est très peu. En comparaison, une compagnie comme Michelin occupe 3 000 travailleurs, dont 2 000 sur ses plantations d'hévéa de la région de Benin et 1 000 dans son usine de pneus à Port Harcourt. Du pétrole aux mines de pierres précieuses, les salaires des industries d'extraction atteignent, il est vrai, des niveaux bien plus élevés, en général, que dans des secteurs manufacturiers tels que le textile, le bâtiment ou l'agroalimentaire. Il n'en reste pas moins que la « générosité » des multinationales, en la matière, a plutôt contribué à accentuer les inégalités sociales et l'agressivité des laissés pour compte du développement.
Les frustrations s'avèrent d'autant plus grandes que, sur le plan foncier, le Land Use Act de 1978 a dépossédé les communautés locales de leurs prérogatives, réduites à un droit d'usage. En vertu de cette loi, édictée sous la forme d'un décret militaire, les gouverneurs ont pu exproprier les autochtones et toucher les compensations que les compagnies pétrolières reversaient autrefois aux chefs et aux propriétaires coutumiers. Résultat, les fonds ont été détournés à d'autres fins, tandis que les compagnies pétrolières n'ont plus négocié des loyers sur la terre mais de simples forfaits visant à compenser les dégâts environnementaux. Fixés arbitrairement par le gouvernement nigérian d'après des taux qui dataient des années 1970, ces forfaits n'ont, de surcroît, pas pris en compte l'inflation et n'ont absolument pas permis de compenser, pour les années à venir, le manque à gagner de la destruction d'un manguier par exemple.
Aussi les sabotages de pipe-lines se sont-ils multipliés avec l'espoir de récupérer des dommages et intérêts ou de décrocher un emploi dans le cadre des contrats de nettoyage. Les dégâts ont été plus ou moins importants suivant qu'il s'agissait des conduites de la NNPC, qui transportaient de l'essence raffinée, fluide et hautement inflammable, ou des multinationales, qui véhiculaient du brut, lourd et polluant. Le premier type de pipe-line, en l'occurrence, a permis aux pirates de détourner de l'essence à l'usage local ou pour la revente au marché noir mais s'est révélé extrêmement dangereux. Cible de la majorité des attaques, peut-être 80%, le deuxième type de pipe-line, lui, n'a guère laissé de chances aux autochtones d'obtenir des dommages et intérêts. Dans la très grande majorité des cas, en effet, les actions en justice des plaignants n'ont pas abouti car les avocats des compagnies pétrolières ont dégagé les opérateurs de leurs responsabilités en arguant de la criminalité et de la préméditation de l'acte à l'origine de la rupture des flux. Shell prétend ainsi que 40% des fuites observées ont été causées par des sabotages, ce qui représentait 57% du volume de pétrole répandu dans la nature en l'an 2000.