21 févr. 2017

Le Jobs Act

Un article de Udo REHFELDT dans la Chronique internationale de l’IRES - n° 155 - septembre 2016 développe les modalités du Job act, l'équivalent italien de la loi travail en France ou de la loi Peeters en Belgique.

Extraits (les intertitres sont de nous, nous soulignons):
Au début des années 2010 s’est opéré un double basculement en Italie. Alors que les réformes du marché du travail votées en 1997 et 2003 avaient pour objectif de flexibiliser la relation du travail à l’entrée, en créant de nouvelles formes atypiques à côté du contrat de travail à durée indéterminée (CDI), celles votées en 2012 et 2014-2015 avaient pour objectif une flexibilisation à la sortie, enrendant le licenciement d’un travailleur en CDI plus facile (Piazza, Myant, 2015). Dans le même temps s’est opéré un autre basculement. Alors que la législation des années 1960 et 1970 avait comme objectif de rééquilibrer la relation de travail en sécurisant les travailleurs, les réformes de 2012 et 2014-2015 ont eu pour effet de renverser ce rapport des forces, en sécurisant prioritairement l’employeur et en réduisant le rôle du juge, le tout au nom de l’objectif de créer des conditions favorables pour une croissance de l’emploi en CDI (Martelloni, 2015). Ce double mouvement a été largement influencé par des injonctions de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne(BCE).
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 La régulation des années 60
Dans les années 1960, le marché du travail italien a été régulé par une série de lois, notamment celle de 1960 interdisant le travail intérimaire et celle de 1962 règlementant le CDD. Cet édifice de sécurisation a été couronné en 1970 par la loi appelée « Statut des travailleurs ». Cette loi a été essentiellement une loi de soutien aux syndicats, garantissant l’exercice des droits syndicaux dans l’entreprise. Dans son article 18, cette loi impose aussi la réintégration d’un travailleur victime d’un licenciement considéré comme abusif par le juge. La sécurisation des CDI a aussi été soutenue par des « amortisseurs sociaux » (Leonardi, 2008). Le plus important amortisseur est la Cassa integrazione guadagni (CIG), une caisse financée par l’État et des cotisations. Elle a été créée après la Seconde Guerre mondiale pour financer le chômage partiel, initialement dans les seules entreprises industrielles, puis aussi commerciales, en difficulté conjoncturelle. La CIG a servi d’équivalent fonctionnel d’une assurance chômage, qui a été en Italie historiquement fragmentée et peu généreuse (Bisignano, 2014). En 1968, une CIG « extraordinaire » a été instituée pour soutenir des entreprises en crise ou restructuration. Les travailleurs en chômage partiel « à zéro heure » pouvaient être totalement dispensés de travailler et toucher une indemnité compensatoire de 80 % de leur salaire pendant une période pouvant aller jusqu’à quatre ans (selon l’âge et la région). En 1991, une « indemnité de mobilité » s’y est ajoutée pour soutenir des travailleurs dans des entreprises en restructuration au-delà de la période d’indemnisation par la CIG. La durée maximale variait également selon l’âge et la région (entre 1 ou 3 ans dans le Centre-Nord et entre 2 et 4 ans dans le Sud).
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La "réforme" de 2012

En juin 2011, le gouvernement avait présenté un plan d’austérité qui prévoyait notamment la suppression de 250 000 postes dans la fonction publique, un gel des retraites et l’augmentation de l’âge de la retraite pour les femmes. Après l’injonction de la BCE, il y a ajouté, en septembre 2011, un article 8 qui invente un nouveau type d’accord « de proximité » (d’entreprise ou territorial) qui peut déroger non seulement à la convention collective de branche, mais aussi à la loi (y compris à l’article 18 du Statut des travailleurs), afin « d’augmenter l’emploi, améliorer la qualité des contrats de travail, stopper le travail irrégulier, accroître la compétitivité et le salaire, gérer des crises industrielles et de l’emploi, favoriser de nouveaux investissements et le lancement de nouvelles activités ».

En novembre 2011, Silvio Berlusconi a été contraint à la démission et a été remplacé par un gouvernement de « techniciens » dirigé par Mario Monti. Ce dernier a poursuivi et même accéléré la politique d’austérité et de flexibilisation du marché du travail. Ainsi, en décembre 2011, sa ministre du Travail, Elsa Fornero, a annoncé son intention d’abolir l’article 18 du Statut des travailleurs. Comme en 2002, ce projet a immédiatement provoqué l’opposition des trois confédérations syndicales, mais c’est la CGIL seule qui a appelé à la grève générale pour faire échouer ce projet. La mobilisation syndicale et des pressions du Parti démocrate (PD) ont porté leurs fruits. La loi finalement adoptée le 25 juin 2012, votée seulement par la moitié des députés PD, a atténué le projet initial en maintenant la possibilité de réintégration dans plusieurs cas de figure (tableau 1).

La réintégration reste obligatoire en cas de licenciement pour motif discriminatoire. Dans le cas d’un licenciement économique, le juge peut l’ordonner s’il y a « inexistence manifeste » d’une justification économique. Il peut aussi le faire pour les licenciements disciplinaires, mais seulement dans les cas les plus graves. Dans tous les autres cas, y compris le non-respect des procédures (sauf de nouveau pour les cas les plus graves), le juge doit se contenter d’ordonner à l’employeur de payer une indemnisation. Cette dernière doit désormais se situer à l’intérieur d’une fourchette de six à 12 mois de salaire. Si une réintégration est ordonnée, le salarié peut y renoncer en touchant une indemnisation majorée équivalente de 15 mois de salaire. La loi du 25 juin 2012 élargit également la possibilité de recours à des CDD. L’obligation pour l’employeur de justifier ce recours est supprimée. La durée maximale du premier CDD est portée de six à 12 mois. L’enchaînement autorisé de plusieurs CDD reste limité à 36 mois, mais des dérogations seront dorénavant possibles par accord collectif. Une nouvelle Assurance sociale pour l’emploi (ASPI) remplace toutes les formes antérieures, jusqu’alors fragmentées, d’assurance chômage. S’inspirant des réformes Hartz en Allemagne, le versement des indemnités est limité à 12 mois pour les travailleurs de moins de 54 ans et à 18 mois pour les autres, avec une baisse du montant des indemnités de 15 % après six mois. En même temps, les possibilités de recours à la CIG pour financer le chômage partiel sont réduites. L’indemnité de mobilité sera supprimée à partir du 1 janvier 2017 et remplacée par la nouvelle indemnité chômage qui est nettement moins généreuse. La loi Fornero constitue un premier pas pour passer de la flexibilité interne à la flexibilité externe souhaitée par la Commission européenne, qui salue cet avancement. 

Le bilan établi par Piazza et Myant (2015) montre pourtant que cette réforme n’a nullement résolu les problèmes d’emploi de l’Italie. Le chômage continue à croître et l’emploi à décroître. Malgré l’abolition partielle de l’article 18, la part des CDI dans l’emploi n’a pas augmenté et reste aussi minoritaire.

Le jobs act

Renzi avait proposé en janvier 2014 un grand programme appelé d’abord « Job Act », puis « Jobs Act ». Initialement un projet de relance de l’industrie italienne et de création d’emplois, le projet de Renzi s’est progressivement rétréci, sous l’influence de ses collaborateurs et conseillers ainsi que de son partenaire de coalition, pour devenir essentiellement un projet de réforme du marché du travail d’inspiration néolibérale, visant prioritairement à instaurer une flexibilité de l’emploi à la sortie et à sécuriser les employeurs. Les objectifs initiaux d’un plan industriel pour sept secteurs clés, d’un salaire minimum légal, de nouvelles règles sur la représentativité syndicale et de l’introduction de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises ont été progressivement abandonnés ou remis à plus tard. Le Jobs Act dans sa forme finale présente néanmoins une certaine complexité, car il est composé d’un décret-loi de mars 2014, d’une loi d’habilitation votée en dernière lecture en décembre 2014, ainsi que de huit décrets d’application approuvés entre mars et septembre 2015. Du projet initial sont restés quatre éléments essentiels :

- la réduction du nombre des formes de travail atypique ;

- la création d’un CDI « à protection croissante » ;

- une réforme des amortisseurs sociaux ;

- des simplifications administratives pour les entreprises

D’autres mesures ont été ajoutées en cours de route, notamment concernant la conciliation vie familiale-vie professionnelle (par une généralisation des congés maternité). Nous allons maintenant analyser plus en détail les éléments les plus importants, en commençant par le cœur de la réforme, le nouveau CDI, puis les changements pour les autres formes de contrats de travail et finalement la réforme des amortisseurs sociaux, avant de tirer un premier bilan des effets de la loi sur l’emploi .


La création d’un nouveau CDI « à protection croissante » constitue le cœur du Jobs Act et la fierté de son promoteur. La dénomination « à protection croissante » est cependant trompeuse, car il s’agit seulement d’une indemnisation monétaire faible selon un barème fixé par la loi, en fonction de la seule ancienneté. Le véritable protégé du Jobs Act est l’employeur. La loi lui garantit, en réduisant le rôle du juge, le non-retour d’un travailleur licencié et lui permet de calculer par avance avec précision le coût d’un licenciement. C’était un des objectifs affichés de la loi : éliminer l’incertitude de l’employeur comme frein à l’embauche (Ichino, 2015). Comparé à la situation précédente, le montant des indemnités est très limité, surtout pour une ancienneté faible (jusqu’à deux ans : quatre mois de salaire), alors qu’avant le juge pouvait déterminer pour tous les cas un montant entre 12 et 24 mois de salaire (tableau 1). Pour un licenciement d’un nouveau CDI, l’employeur a la possibilité d’opter pour une procédure extrajudiciaire de « conciliation ». Dans ce cas, il peut proposer au travailleur licencié une indemnité qui est fixée à un niveau inférieur à celle à laquelle le travailleur a droit si le juge considère le licenciement comme abusif, avec néanmoins un minimum de deux mois pour une ancienneté de deux ans et 18 mois pour 18 ans d’ancienneté. Cette indemnité n’est ni assujettie aux cotisations sociales ni soumise à l’impôt. Si le salarié l’accepte, il renonce définitivement à une contestation devant le juge. Il s’agit donc d’une indemnité sûre et immédiate, comparée à l’incertitude d’un contentieux judiciaire qui peut durer plusieurs années. En raison de la rapidité avec laquelle l’employeur peut se protéger contre d’éventuels litiges, cette procédure est appelée « fast track» par ses concepteurs. Sauf dans des cas résiduels, maintenus pour s’assurer le vote de la minorité de gauche du PD, il n’y a plus de droit automatique à la réintégration. Ce droit a été notamment supprimé pour les cas d’un vice de forme ou d’un licenciement collectif sans respect des critères de choix des licenciés. La réintégration reste obligatoire pour un licenciement discriminatoire, non écrit, pour motif illicite ou pendant la maternité. Pour les licenciements disciplinaires (pour faute grave), économique ou pour motif personnel, le juge peut toujours ordonner la réintégration, mais seulement s’il arrive à démontrer « l’inexistence du fait matériel incriminé ». Le nouveau CDI ne rentre nullement dans l’objectif affiché de la réduction du nombre des formes d’emploi, car il ne remplace pas le CDI ancienne manière, mais s’y ajoute. En effet, il ne s’applique qu’aux nouvelles embauches en CDI et n’abolit ni l’embauche en CDD ni les droits accolés aux anciens CDI. Pour les anciens CDI, le juge continue à avoir la possibilité de déterminer lui-même les indemnités, à l’intérieur de la fourchette fixée par la loi Fornero de 2012. Il peut tenir compte non seulement de l’ancienneté, mais aussi d’autres critères comme la taille de l’entreprise ou le comportement des deux parties dans la procédure. La création du nouveau CDI constitue un compromis avec son partenaire de coalition Angelino Alfano qui avait demandé l’abolition totale de l’article 18 du Statut des travailleurs qu’avaient tentée sans succès les gouvernements Berlusconi en 2002 et Monti en 2012.
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Les amortisseurs sociaux

Les « amortisseurs sociaux », notamment l’assurance-chômage et le chômage partiel financé par la CIG, sont le deuxième thème central du Jobs Act, qui étend les bénéficiaires de ces deux amortisseurs à des travailleurs et entreprises auparavant non couverts. Il crée une Nouvelle assurance sociale pour l’emploi (Naspi) et une Agence nationale pour les politiques actives de l’emploi (Anpal), qui a comme mission de coordonner les politiques de formation et d’emploi dont les compétences doivent rebasculer des régions vers l’État central.

La durée de l’indemnisation du chômage est portée de 12 à 24 mois. Le Jobs Act réaffirme des principes déjà inscrits dans la réforme Fornero selon lesquels les chômeurs sont obligés d’accepter les offres d’embauche sous peine de perdre leur droit aux indemnités. Un chômeur pourra signer un contrat de réinsertion avec une agence accréditée de placement (publique ou privée) de son choix, qui recevra une dotation par chèque qu’elle ne pourra encaisser qu’en cas de réinsertion réussie du chômeur. Le chômeur sera obligé de suivre les formations prescrites. S’il ne le fait pas ou s’il refuse l’emploi proposé, l’organisme de placement doit le signaler, avec comme conséquence la perte de l’indemnité pour le chômeur, mais aussi la perte du chèque pour l’agence de placement. Jusqu’alors, seulement 1 % des embauches s’effectuaient par l’intermédiaire d’une agence de placement. La réforme Fornero avait déjà réduit les possibilités de financement du chômage partiel par la CIG. Dorénavant, elle ne pourra être utilisée qu’après épuisement d’autres formes de réduction du temps de travail. La durée des indemnités sera généralement limitée à 24 mois durant cinq ans. Les travailleurs en chômage à plus de 50 % seront tenus de suivre des formations de requalification.

Pour responsabiliser davantage les entreprises bénéficiaires, leur part de financement de la CIG sera augmentée, celle des autres entreprises réduite en conséquence. La CIG ne pourra plus être utilisée en cas d’arrêt définitif de l’activité. Le chômage partiel permanent « à zéro heure de travail » sera interdit à partir de fin 2017. Les secteurs qui ne participent pas à la CIG doivent créer des fonds de solidarité paritaires. 


Ce n’est pas seulement sur l’allègement de la protection légale des CDI que le gouvernement a compté pour inciter à la création massive de CDI, mais il a assorti cette mesure d’allègements fiscaux et de cotisations, de façon à rendre une embauche en CDI financièrement plus attractive pour l’employeur qu’une embauche en CDD. Fin 2014, la loi de finances pour 2015 a supprimé pour les CDI la part salariale de l’impôt régional sur les activités productives (Irap), une sorte de taxe professionnelle, réduisant le montant de cet impôt d’environ un tiers. En plus, elle a totalement supprimé les cotisations patronales pour les nouvelles embauches en CDI durant l’année 2015, pendant trois ans et jusqu’à un plafond de 8 060 euros par an – un montant nettement supérieur à ce que coûterait à l’employeur un licenciement après trois ans. La mesure a été reconduite en 2015 pour les embauches en CDI durant 2016, mais avec une exonération réduite à 40 % pour une durée de seulement deux ans. 
Les premiers bilans des effets du Jobs Act montrent une incidence très importante de ces allègements sur l’évolution de l’emploi, plus importante que les effets attendus des allègements réglementaires. Selon une étude de deux chercheurs de la Banque d’Italie sur les embauches en Vénétie entre janvier 2013 et juin 2015 (Sestito, Viviano, 2016), environ la moitié des embauches ont été motivées par les incitations du gouvernement. 40 % des embauches sont attribuables aux allègements fiscaux, mais seulement 5 % à la réduction du coût du licenciement contenue dans le Jobs Act (mais en « combinaison » avec les allègements fiscaux).


Malgré ces incitations fiscales, la part des CDI dans l’emploi n’a pas durablement augmenté, contrairement à ce qu’a fait croire le gouvernement en utilisant des données non corrigées des variations saisonnières. Selon une évaluation des effets du Jobs Act par des universitaires de Pise (Fana et al., 2015), la part des CDI dans les nouvelles embauches continue à rester minoritaire par rapport aux CDD. En 2015, il y a juste eu deux pics d’embauches en CDI, en janvier lors de l’entrée en vigueur de la Loi de finances, puis en décembre lors de l’annonce que le taux de réduction fiscale serait réduit en 2016. Cela montre un comportement d’aubaine de la part d’entreprises qui ont d’abord reporté les embauches pour pouvoir bénéficier de la suppression annoncée des cotisations, puis les ont avancées, apprenant que les réductions fiscales allaient baisser de moitié l’année suivante (Fana et al., 2016). L’entrée en vigueur du Jobs Act en mars 2015 n’a en revanche eu aucun effet pour contrecarrer la nouvelle montée de la part des CDD. On observe en 2015 une croissance de l’emploi (100 000 créations nettes) et une baisse concomitante du taux de chômage de 12,7 % à 11,9 %. Cela est dû essentiellement à une modeste reprise de la croissance italienne en 2015. Selon les prévisions, cette croissance est appelée à fléchir de nouveau à partir de la seconde moitié de 2016. La croissance de l’emploi a encore continué au premier semestre 2016, mais en même temps le nombre de chômeurs est reparti à la hausse et le taux de chômage dépasse de nouveau 12 %. Selon les données publiées en septembre 2016 par le ministère du Travail, le nombre des licenciements durant le premier semestre 2016 est en hausse de 7 % par rapport au premier semestre 2015. Certes, le nombre total de cessations de contrat a diminué de 312 000 et le solde entre entrées et sorties reste pour le moment positif. Cela est en partie dû à la diminution du nombre de résiliations de contrats à la demande d’un salarié, probablement en raison de la crainte de perdre la protection de l’article 18 en cas de changement d’employeur. Ici, le Jobs Act a donc eu un effet contraire à celui escompté, en ralentissant la mobilité des travailleurs. Il faudrait attendre la fin de la période d’exonération en 2017 pour voir si les nouveaux emplois créés grâce à la suppression des cotisations sont durables ou si les employeurs vont de nouveau s’en débarrasser.

Source: http://www.ires.fr/images/files/Chronique/C155/C155-4.pdf