17 janv. 2014

La dette comme prison

Un article de Libération ici nous décrit les conditions de travail en Afghanistan.

Extrait

Les plus jeunes ont 3 ans. En Afghanistan, ils sont des dizaines de milliers d’enfants à travailler onze heures par jour, esclaves comme leurs pères d’un système d’endettement infernal.

Ibrahim a 8 ans et des mains de vieillard. Les paumes sont boursouflées de cals gros comme des cailloux. Le dos est strié de rides tellement asséchées qu’elles semblent prêtes à se déchirer. «Ça fait mal», dit Ibrahim, en se massant les doigts. Il le dit comme si c’était normal, comme s’il n’y avait rien à faire. Il a de toute façon déjà trop parlé, il doit se remettre à travailler. Accroupi pieds nus dans la poussière, il reprend une poignée de boue, la jette dans un moule, le retourne, tape dessus d’un coup sec, l’enlève, et recommence.
Ibrahim est un enfant esclave. Onze heures par jour, six jours par semaine, cinquante-deux semaines par an, il moule des briques à Surkh Rod, à côté de Jalalabad, la grande ville de l’est de l’Afghanistan. Il ne l’a pas choisi, c’est ainsi. Son père, son frère et sa sœur travaillent à côté de lui. Aucun ne se plaint. «Je sais que je ferai des briques toute ma vie», dit Ibrahim.

«Je ne voulais pas de cette vie pour mes enfants»

Son père soupire à travers sa bouche édentée. Il ne connaît pas son âge exact, 60 ans peut-être. Il montre ses blessures par balles à la jambe gauche et à l’épaule droite, dit qu’il était un moudjahid, qu’il s’est battu contre les Russes en Afghanistan, qu’il n’avait plus rien après et qu’il a bien fallu trouver un travail. Ce fut donc une briqueterie de l’autre côté de la frontière, dans un faubourg de Peshawar, au Pakistan. Au gré des employeurs qui ont bien voulu de lui, il est revenu en Afghanistan, à Surkh Rod, il y a treize ans. «Je ne voulais pas de cette vie pour mes enfants. Ils devraient aller à l’école et jouer avec leurs amis. Mais je ne peux pas faire autrement, j’ai besoin d’eux pour m’aider à atteindre ma production.»
Chaque jour, Ibrahim et sa famille fabriquent environ 1 000 briques. Cela leur rapporte 520 roupies pakistanaises, moins de 3,50 euros. Pas assez pour bien se nourrir. Quand il part travailler à 5 heures, Ibrahim n’a bu qu’un thé. Le midi, il a droit à des pommes de terre, parfois des épinards ou des haricots. Même chose le soir. La viande est réservée aux jours de fête. «Les fruits, je les vois au marché, mais on ne peut pas les acheter», explique-t-il.
Ibrahim ne peut pas non plus aller chez le médecin. Il est pourtant souvent malade, à passer ses journées à malaxer la boue en restant accroupi, enveloppé de poussière. Il y a quelques jours, il toussait sans arrêt, avait mal à la poitrine et de la fièvre. Le soir, il s’endormait dès qu’il rentrait, trop épuisé pour manger.
Aujourd’hui, Ibrahim va mieux mais c’est son petit frère qui est fiévreux. A côté de son tas de boue, Jabar, 5 ans, a une mauvaise toux sèche qui le fait trembler à chaque quinte. «Je n’ai même pas les 150 afghanis [2 euros] pour l’emmener à Jalalabad voir un médecin», dit son père avant de repartir avec sa pelle chercher de la terre.

Loin des contrôles, dans des campagnes reculées

Dans un restaurant de Kaboul, la capitale afghane, Sayed Hashemi, spécialiste de la protection de l’enfance à l’Unicef en Afghanistan, a l’air gêné. Il répète que la loi afghane est sans équivoque : les enfants n’ont pas le droit de travailler. Il affirme aussi que le gouvernement et son ministère des Affaires sociales «s’impliquent pour régler le problème des briqueteries». Mais qu’il faut du temps, et de l’argent. «La question est d’autant plus compliquée que l’on ne voit pas ces enfants. Ils sont souvent dans des campagnes reculées, à la différence de ceux qui mendient ou lavent des voitures dans les rues des grandes villes», justifie-t-il. L’Unicef n’a pas de véritable stratégie. Elle a seulement lancé un «programme pilote», en 2010, dans le district de Surkh Rod. Après des discussions avec les patrons des briqueteries, les parents et les enseignants locaux, 309 enfants ont été scolarisés.
Selon l’étude «Buried in bricks» («Enterrés sous les briques)», réalisée en 2011 par la société de conseil et de recherche Samuel Hall, ils sont plus de 4 000 enfants de moins de 15 ans à travailler dans le district. Près de 31 000 autres sont employés dans des briqueteries de Deh Sabz, au nord de Kaboul. Les plus jeunes ont 3 ans.
Ibrahim n’a jamais vu d’employés de l’Unicef, du gouvernement ou d’une quelconque ONG. Les seuls étrangers qu’il a croisés sont des militaires. «Des Américains, affirme-t-il. Ils étaient dans des tanks, dans le centre du village.» Il n’a pas compris ce qu’ils faisaient là, il n’a jamais entendu parler du 11 Septembre ou de la lutte contre les talibans. Mais aussi illettré et peu éduqué soit-il, il a bien saisi la nature du système qui a fait de lui un esclave. Un système de servitude, qui repose sur l’endettement des chefs de famille.

Une nouvelle briqueterie tous les trois ans

«Le problème est ce prêt que nous devons rembourser», dit Ibrahim. Son père l’a contracté il y a plus de dix ans, lorsqu’il était au Pakistan. «Je ne m’en sortais pas, j’ai dû emprunter l’équivalent de 50 000 roupies à un intermédiaire. En échange, il a fallu que j’accepte de travailler et d’être logé ici, en Afghanistan», explique-t-il. Impossible depuis de rembourser ne serait-ce qu’une roupie. Alors, quand l’intermédiaire se fait pressant, le père d’Ibrahim lui rend son argent en réempruntant ailleurs la même somme. Il change simplement de créancier et de briqueterie. «Je dois faire ça tous les trois ans en moyenne. Je suis piégé, je ne peux pas chercher un autre travail, car il faudrait alors que je rembourse ma dette, mais je n’ai rien, juste de quoi vivre au jour le jour», dit-il.